Un jour, alors qu’il résidait à Kosambi dans une
forêt de simsapas, le Bienheureux, ramassa une poignée de feuilles. Il
demanda alors aux Bhikkhus :
« Selon vous Bhikkhus, les feuilles que
je tiens dans la main sont-elles plus nombreuses que celles des arbres
de ces bois ?
- Les feuilles que le Bienheureux a ramassées ne
sont qu’une poignée, Seigneur; celles des arbres sont bien plus
nombreuses.
- Ainsi Bhikkhus, il en est de même pour les
connaissances que j’ai accumulées au cours de mon expérience, qui sont
bien plus nombreuses que les choses que je vous ai enseignées, dont le
nombre est restreint.
Pourquoi ai-je omis de vous parler de tant de
choses ? Parce que ces connaissances ne sont pas source de
développement, de progrès dans la Vie Sainte et parce qu’elles ne
conduisent pas à l’extinction de la passion, à sa diminution, à la
cessation, à la sérénité, à la compréhension directe, à l’éveil,
Nibbana. Voilà pourquoi je ne vous en ai pas parlé. Et que vous ai-je
enseigné ?
- Ceci est la souffrance
- Ceci est l’origine de la souffrance
- Ceci est la cessation de la souffrance
- Ceci est la voie qui mène à la cessation de
la souffrance.
Voilà ce que je vous ai enseigné. Pourquoi vous
l’ai-je enseigné ? Parce que cet enseignement est source de
développement, de progrès dans la Vie Sainte et parce qu’il mène à
l’extinction de la passion, à sa diminution, à sa cessation, au repos,
à la compréhension directe, à l’éveil, Nibbana.
Ainsi Bhikkhus, que votre tâche soit comme suit :
- Ceci est la souffrance
- Ceci est l’origine de la souffrance
- Ceci est la cessation de la souffrance
- Ceci est la voie qui mène à la cessation de
la souffrance ».
[ SAMYUTTA NIKAYA - LVI 31 ]
Ce livret a été élaboré et édité à partir de discours donnés par le
Vénérable Ajahn Sumedho à propos de l’enseignement central du Bouddha,
à savoir que la souffrance de l’humanité peut être vaincue à l’aide de
moyens spirituels. L’enseignement est transmis à travers les Quatre
Nobles Vérités du Bouddha, exposées pour la première fois en 528 avant
J.C. dans le Parc aux Cerfs à Sarnath, près de Varanasi, et a perduré
depuis dans le monde Bouddhiste.
Le Vénérable Ajahn
Sumedho est un bhikkhu (moine mendiant) de la tradition du
Bouddhisme Theravada. Son ordination eut lieu en Thaïlande en 1966, où
il fut instruit pendant dix ans. Il est à présent l’Abbé du Centre
Bouddhiste d’Amaravati ainsi que l’enseignant et le guide spirituel
tant de nombreux moines et nonnes Bouddhistes que de laïcs.
Ce livret a été mis à disposition grâce à l’engagement de
nombreuses personnes pour le bien d’autrui.
Notes sur le texte :
Le premier exposé des Quatre Nobles Vérités était un discours (sutta)
appelé Dhammacakkappavattana Sutta – littéralement « le discours qui
met le véhicule de l’enseignement en mouvement ». Des extraits de
celui-ci sont rapportés en tête de chapitre de chacune des Quatre
Vérités. La référence cotée est celle de la section du livre des
écritures où le discours peut être trouvé. Cependant, le thème des
Quatre Nobles Vérités se retrouve de nombreuses fois, par exemple dans
la cotation qui apparaît au début de l’introduction.
Que nous devions, toi et moi,
voyager et peiner au cours de ce long
périple, provient de notre incapacité à découvrir,
pénétrer quatre vérités. Quelles sont-elles ?
Ce sont :
- La Noble Vérité de la Souffrance
- La Noble Vérité de l’Origine de la Souffrance
- La Noble Vérité de la Cessation de la Souffrance
- La Noble Vérité de la Voie qui mène à la Cessation de la Souffrance.
[ DIGHA NIKAYA - SUTTA 16 ]
Le Dhammacakkappavattana Sutta, l’Enseignement du Bouddha sur les
quatre Nobles Vérités, a été la référence principale que j’ai utilisée
pour ma pratique depuis des années. C’est cet enseignement que nous
utilisions dans notre monastère en Thaïlande. L'école du bouddhisme
theravada considère ce Sutta comme la quintessence de l’enseignement
du Bouddha. Il contient tout ce qui est nécessaire à la compréhension
du Dhamma et à la réalisation de l’éveil.
Bien que le Dhammacakkappavattana Sutta soit considéré comme le
premier enseignement transmis par le Bouddha après son illumination,
il me plaît d’imaginer quelquefois que son premier sermon fut donné à
un ascète qu’il croisa sur le chemin de Varanasi. Après son éveil à
Bodh Gaya, le Bouddha estima cet enseignement trop subtil pour lui
permettre d’exprimer sa découverte par les mots et décida qu’il
s’abstiendrait donc d’enseigner, se contentant de rester assis sous
l’arbre Bodhi pour le restant de ses jours.
En ce qui me concerne, je trouve très séduisante cette idée de se
retirer dans la solitude et de ne plus avoir à être confronté aux
problèmes de la société. Cependant, alors que le Bouddha entretenait
de telles pensées, Brahma Sahampati, le dieu créateur dans la
mythologie de l’hindouisme, lui apparut et réussit à le convaincre de
se mettre en route pour enseigner. Brahma Sahampati fut en mesure de
persuader le Bouddha qu’il existait des individus capables de
comprendre, des gens n’ayant que peu de poussière dans les yeux.
L’enseignement du Bouddha était donc dirigé vers ceux dont la vue est
peu obscurcie. Je suis convaincu qu’il n’imaginait pas le voir devenir
un mouvement religieux suivi par les foules.
Après la visite de Brahma Sahampati, le Bouddha faisait route de
Bodh Gaya vers Varanasi, quand il rencontra un ascète qui fut
impressionné par son apparence rayonnante. L’ascète l’interrogea sur
ce qu’il avait découvert, ce à quoi le Bouddha répondit : « Je suis
celui qui est parfaitement éveillé, l’Arahant, le Bouddha ! ».
J’aime à penser que ce fut là son premier sermon. Ce fut un échec,
car son interlocuteur pensa que le Bouddha perdait l’esprit et tombait
dans l’orgueil par excès de pratique. Je suis persuadé que nous
réagirions de la même façon si quelqu’un nous disait une chose
pareille. Quelle serait votre réaction si je vous affirmais : « Je
suis parfaitement éveillé » ?
En fait, le discours du Bouddha était un enseignement juste, très
précis. C’était l’enseignement parfait, mais nous ne sommes pas
capables de le comprendre, car nous avons tendance à l’interpréter de
travers et à penser que cette affirmation émane d’un ego : les gens
interprètent toute chose du point de vue de leur propre ego. Bien
qu’elle puisse sembler une affirmation égotiste, la déclaration « Je
suis celui qui est parfaitement éveillé » n’est-elle pas, en fait,
purement transcendante ? Ce discours « Je suis le Bouddha, celui qui
est parfaitement éveillé », est intéressant à contempler, car il
utilise les mots « je suis » avec des attributs en termes de
réalisations, de réussites superlatives. En tout cas, ce premier
enseignement du Bouddha n’eut guère de résultats. Son interlocuteur ne
fut pas en mesure de le comprendre et passa son chemin.
Plus tard, le Bouddha retrouva ses cinq anciens compagnons dans le
Parc aux Cerfs à Varanasi. Tous les cinq étaient très sincèrement
dédiés à un ascétisme des plus stricts. Ils avaient été auparavant
déçus par le Bouddha, car ils avaient cru le voir perdre toute
sincérité dans sa recherche. En fait, avant qu’il ne réalise l’éveil,
le Bouddha était arrivé à la conclusion qu’un ascétisme rigoureux ne
pouvait conduire d’aucune manière à un état de libération. En
conséquence, il avait cessé ces pratiques extrêmes et ses cinq amis
avaient pensé qu’il n’était plus sérieux. Peut-être l’avaient-ils vu
manger du riz au lait, ce qui reviendrait aujourd’hui à consommer une
glace. Si, en tant qu’ascète, vous surpreniez un moine à déguster une
glace, vous ne le prendriez probablement plus au sérieux, car vous
estimez que les moines doivent se nourrir de soupe aux orties ! Si
vous êtes convaincu des vertus de l’ascétisme et que vous me voyez
savourer une coupe de glace, vous n’aurez plus confiance en Ajahn
Sumedho. C’est la façon dont fonctionne l’esprit humain : nous avons
tendance à admirer les actes héroïques de mortification et de
renoncement. Ayant perdu leur foi en lui, ses cinq amis ou disciples
avaient délaissé le Bouddha. Celui-ci avait alors commencé, sous
l’arbre Bodhi, une période de méditation qui culmina par sa libération.
Donc, quand ils rencontrèrent à nouveau le Bouddha dans le Parc aux
Cerfs, à Varanasi, les cinq ascètes pensèrent tout d’abord : « Nous le
connaissons bien celui-là, ça ne vaut pas la peine de nous en occuper
». Mais comme le Bouddha approchait, ils sentirent tous en lui quelque
chose de spécial. Ils se levèrent pour lui faire une place afin qu’il
puisse s’asseoir. Le Bouddha offrit alors son sermon sur les Quatre
Nobles Vérités.
Cette fois-ci, au lieu de dire : « Je suis celui qui est
parfaitement illuminé », il proclama : « Il y a la souffrance. Il y a
l’origine de la souffrance. Il y a la cessation de la souffrance. Il y
a la voie qui mène à la cessation de la souffrance ». Présenté de
cette façon, son enseignement ne requiert ni accord ni rejet. S’il
avait dit : « Je suis celui qui est complètement éveillé », nous
serions obligés d’être d’accord ou de ne pas l’être – ou bien de
rester tout simplement perplexes. Nous ne saurions pas très bien
comment interpréter cette affirmation. Par contre, en déclarant « Il y
a la souffrance, il y a une origine, il y a une fin et il y a une voie
qui mène à la fin de la souffrance », il nous a offert matière à
réflexion : qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Que veut-il dire par «
souffrance, sa cause, sa cessation » et « la voie » ?
En conséquence, nous commençons à contempler cela, à y réfléchir.
Quant à la déclaration « Je suis celui qui est parfaitement éveillé
», nous aurions tôt fait de la contester : « Est-il réellement libéré
?… Non, je ne le crois pas. » Nous ne ferions qu’argumenter ; nous ne
sommes pas prêts pour un enseignement si direct. De toute évidence, le
premier sermon du Bouddha était adressé à quelqu’un qui avait encore
trop de poussière dans les yeux et ce fut un échec. Mais, à la seconde
occasion, il présenta l’enseignement des Quatre Nobles Vérités.
Les Quatre Nobles Vérités sont donc les suivantes : il y a la
souffrance, il y a une cause, une origine à la souffrance, il y a une
fin à la souffrance et il y a une issue à la souffrance qui est le
Noble Chemin Octuple. Chacune de ces vérités possède trois aspects,
donc au total douze révélations. Dans l’école Theravada, un Arahant,
un être perfectionné, est quelqu’un qui a vu clairement les Quatre
Nobles Vérités ainsi que leurs trois aspects, c’est-à-dire les douze
révélations. Le mot « Arahant » décrit un être humain qui comprend la
vérité, en particulier au sujet de l’enseignement des Quatre Nobles
Vérités.
« Il y a la souffrance » constitue le premier aspect de la Première
Noble Vérité. Quel est-il ? Il n'est pas utile de compliquer les
choses : il s’agit simplement du fait de reconnaître que « Ceci est
souffrance, dukkha ». C’est une déclaration fondamentale. Une personne
ignorante pense : « Je souffre, je ne veux pas souffrir. Je médite et
prends part à des retraites pour ne plus souffrir, mais je continue à
souffrir et je ne veux pas souffrir... Comment faire pour échapper à
la souffrance ? Que puis-je faire pour m’en débarrasser ? ». Mais ceci
n’est pas la Première Noble Vérité qui ne dit pas « Je souffre et je
veux que ça s’arrête », mais « Il y a la souffrance » : c’est cela, la
révélation.
Dès lors, vous considérez la douleur ou l’angoisse que vous
ressentez non plus comme étant « la mienne, celle qui m’appartient »,
mais plutôt en tant que matière à réflexion : « Ceci est souffrance,
dukkha ». Cette perspective est l’attitude de réflexion du Bouddha
observant le Dhamma. La révélation est simplement : admettre la
présence de la souffrance sans en faire une question personnelle. Ceci
est une communication importante : considérer simplement l’angoisse
mentale ou la douleur physique et la voir en termes de dukkha plutôt
qu’en termes de misère personnelle, la voir simplement comme étant
dukkha et ne pas réagir selon son habitude.
La seconde perspective de la Première Noble Vérité est : « La
souffrance doit être comprise ». La deuxième révélation ou facette de
chacune des Quatre Nobles Vérités contient le mot « doit » : « Cela
doit être compris ». Ce second aspect est donc que dukkha représente
quelque chose qu’il s’agit de comprendre. Il faut comprendre dukkha et
non simplement essayer de s’en débarrasser.
On pourrait considérer le mot « comprendre » comme « prendre avec
soi ». C’est un mot assez banal, mais qui, en Pali, possède un sens
plus fort comme « accepter véritablement la souffrance », l’embrasser
totalement plutôt que de simplement y réagir. Quelle que soit sa forme,
physique ou mentale, nous avons tendance à seulement répondre à la
douleur, mais, en usant de compréhension, nous pouvons vraiment
observer la souffrance, l’accepter, la saisir et l’embrasser
véritablement. Voilà donc la seconde révélation : nous devons «
comprendre » la souffrance.
Le troisième aspect de la Première Noble Vérité est : « La
souffrance a été comprise ». Quand vous avez vraiment pratiqué avec la
souffrance – en l’observant, en l’acceptant et en arrivant ainsi à une
compréhension profonde de sa nature – vous abordez la troisième
facette : « La souffrance a été comprise », ou « dukkha a été comprise
». Les trois aspects de la Première Noble Vérité sont donc : « Il y a
dukkha, dukkha doit être comprise et dukkha a été comprise! ».
Ceci est le schéma pour les trois aspects de chaque Noble Vérité.
Il y a d’abord le diagnostic, puis la prescription et ensuite le
résultat de la pratique. On peut également utiliser les termes palis :
« pariyatti », « patipatti » et « pativedha ». « Pariyatti » est le
diagnostic, la théorie ou la déclaration « Il y a souffrance », «
patipatti » décrit la prescription, la pratique, l’action même de
pratiquer avec la souffrance et « pativedha » est le résultat de la
pratique. C’est ce qu’on peut appeler un modèle de réflexion ; en
l’appliquant, vous développez votre capacité mentale à réfléchir, à
contempler avec sagesse. L’esprit du Bouddha est un esprit
réfléchissant, qui voit les choses telles qu’elles sont.
Les Quatre Nobles Vérités sont à utiliser pour notre développement.
Nous pouvons les appliquer aux situations banales de notre vie, à nos
inclinations et obsessions ordinaires. A l’aide de ces vérités, nous
pouvons analyser, étudier nos attachements, ce qui conduit aux
révélations successives. En utilisant la Troisième Noble Vérité, nous
sommes en mesure de réaliser la cessation, la fin de la souffrance et
de mettre en pratique le Noble Chemin Octuple de manière à développer
la compréhension. Lorsqu’un disciple a totalement développé la Voie,
celui-ci est alors un Arahant, il a atteint le but. Bien que cela
puisse sembler compliqué – quatre vérités, trois aspects, douze
révélations – c’est en fait plutôt simple. C’est un outil pour nous
aider à comprendre la souffrance et l’absence de souffrance.
Dans les pays bouddhistes, ceux qui utilisent les Quatre Nobles
Vérités ne sont plus très nombreux, même en Thaïlande. Beaucoup de
gens disent : « Ah oui, les Quatre Nobles Vérités !… c’est pour les
débutants ! » Ils utilisent alors toutes sortes de techniques de
méditations Vipassana et deviennent obsédés par les étapes successives
avant d’en arriver aux Nobles Vérités. Je trouve cela tout à fait
étrange que, dans les pays bouddhistes, un enseignement aussi profond
ait été rejeté, mis à l’écart sous l’étiquette « bouddhisme primitif »
: quelque chose de réservé aux enfants, aux débutants. La pratique,
pour les plus accomplis, consiste alors à partir dans des théories et
des idées compliquées et ils perdent de vue l’enseignement le plus
profond.
Les Quatre Nobles Vérités offrent matière à réflexion pour toute
notre vie. Il ne s’agit pas seulement de réaliser les Quatre Nobles
Vérités, les trois aspects et les douze étapes et devenir un Arahant
au terme d’une retraite, pour ensuite passer à autre chose de plus
avancé. Les Quatre Nobles Vérités ne sont pas aussi faciles à
comprendre. Pénétrer leur signification demande une attitude de
vigilance continue, soutenue. Elles procurent alors le contexte adapté
à toute une vie d’introspection.
Quelle est la Noble Vérité de la
Souffrance ?
La naissance est souffrance, la
vieillesse est souffrance et la mort est souffrance. Etre séparé de ce
qu’on aime est souffrance, ne pas obtenir ce que l’on désire est
souffrance : en résumé, les cinq catégories d’attachements sont
sources de souffrance.
Il y a la Noble Vérité de la
Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et
lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses jusqu’alors non
exprimées.
Cette Noble Vérité doit être pénétrée par une
compréhension complète de la souffrance : telle fut la vision,
révélation, sagesse, connaissance et lumière qui apparut en moi au
sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité a été pénétrée par une
compréhension complète de la souffrance : telle fut la vision,
révélation, sagesse, connaissance et lumière qui apparut en moi au
sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
[ SAMYUTTA NIKAYA - LVI 11 ]
La Première Noble Vérité et ses trois aspects est la suivante : Il
y a souffrance, dukkha. Dukkha doit être comprise. Dukkha a été
comprise.
C’est un enseignement très habile, car il est exprimé au moyen
d’une formule simple, facile à mémoriser ; il est également applicable
à tout ce qu’il est possible d’expérimenter, de faire ou de penser, en
matière de passé, de présent ou de futur.
La souffrance, dukkha, est une expérience que nous partageons tous.
N’importe lequel d’entre nous souffre, où qu’il soit. Les êtres
humains souffraient par le passé dans l’Inde antique, ceux de
l’actuelle Grande Bretagne souffrent aussi et tous, dans le futur,
continueront à souffrir… Qu’avons-nous en commun avec la reine
Elizabeth ? – nous souffrons. Que partageons-nous avec un clochard de
Charing Cross ? – la souffrance. Tous les niveaux sociaux sont
concernés, des plus privilégiés aux plus démunis. N’importe lequel
d’entre nous, où qu’il soit, fait l’expérience de la souffrance. C’est
un lien qui nous relie tous les uns aux autres, quelque chose qui est
familier à chacun d’entre nous.
Lorsque nous évoquons la souffrance humaine, cela éveille notre
inclination à la bonté. Mais, si nous parlons de nos opinions – de ce
que je pense ou de ce que vous pensez en matière de politique ou de
religion – alors nous sommes capables de partir en guerre. Je me
souviens avoir vu un film à Londres, il y a une vingtaine d’années,
qui présentait les Russes sous un jour humain. Il montrait des femmes
et leurs bébés, ainsi que des hommes qui jouaient avec leurs enfants.
A l'époque, cette présentation des Russes était inhabituelle car la
propagande occidentale les dépeignait comme des êtres froids, sans
cœur – de véritables reptiles – de sorte qu’il était impossible de les
considérer comme des êtres humains. Si vous voulez tuer des gens, il
vaut mieux les percevoir ainsi ; vous devez inventer ce genre d’images.
Il vous devient bien plus difficile, voire impossible, de tuer
quelqu’un si vous réalisez qu’il souffre des mêmes souffrances que
vous. Vous devez vous imaginer une horrible crapule sans cœur ni sens
moral dont il vaut mieux se débarrasser. Vous devez vous convaincre
que ces gens sont des êtres fondamentalement mauvais et qu’il est
juste d’éradiquer le mal. Dans cette optique, les bombarder ou les
mitrailler devient justifiable. Si vous gardez à l’esprit notre lien
commun qu’est la souffrance humaine, vous devenez bien incapable de
commettre ce genre d’atrocité.
La Première Noble Vérité n’est pas une doctrine métaphysique
pessimiste qui affirme que tout est souffrance. Notez bien la
différence qui existe entre une doctrine métaphysique constituant une
prise de position en ce qui concerne l’Absolu et une Noble Vérité
présentée comme moyen de réflexion. Une Noble Vérité est une vérité
que nous utilisons pour réfléchir ; ce n’est pas un absolu, ce n’est
pas L’Absolu. C’est sur ce point que beaucoup d’occidentaux sont
désorientés, car ils interprètent cette Noble Vérité comme une espèce
de dogme métaphysique bouddhiste – mais ceci est une erreur
d’interprétation.
On voit clairement que la Première Noble Vérité n’est pas une prise
de position absolue, du fait de la Quatrième Noble Vérité qui est
l’issue à la souffrance. Il ne peut pas y avoir la souffrance absolue
de même qu’une voie qui permet de s’en échapper, n’est-ce pas ? Ça
n’est pas logique. Pourtant, certains, se référant à la Première Noble
Vérité, soutiennent que le Bouddha enseignait que tout est souffrance.
Le mot Pali dukkha signifie « incapable de satisfaire » ou «
incapable de soutenir quoi que ce soit », « toujours changeant », «
incapable de véritablement nous donner satisfaction ou de nous rendre
heureux ». Le monde sensuel est ainsi : une vibration naturelle. En
fait, ce serait désastreux si nous trouvions satisfaction dans le
monde des sens, car nous ne chercherions pas au-delà ; nous en serions
complètement prisonniers. Cependant, lorsque nous nous éveillons à
cette expérience de dukkha, nous sommes en mesure de trouver une issue
; de ce fait, nous ne sommes plus constamment prisonniers de la
conscience sensorielle.
SOUFFRANCE ET IMAGE DE SOI
Il est important de contempler la façon dont est formulée la
Première Noble Vérité. Celle-ci est exprimée très clairement par « Il
y a la souffrance » plutôt que par « Je souffre ». Du point de vue
psychologique, cette réflexion est beaucoup plus habile. Nous avons
tendance à interpréter notre souffrance en termes de « Je souffre
vraiment, je souffre beaucoup et je ne veux pas souffrir ». C’est
ainsi que notre intellect est conditionné.
« Je souffre » a toujours le sens de « Je suis quelqu’un qui
souffre énormément. Cette souffrance est la mienne, j’ai tant souffert
dans la vie ! ». De ce fait, tout un processus d’association se met en
route, entre l'image que vous avez de vous-même et les souvenirs et
suppositions qui confirment cette perception. Vous vous souvenez de ce
qui s’est produit alors que vous n’étiez qu’un enfant… et ainsi de
suite…
Mais, remarquez bien, notre propos n’est pas de dire qu’il y a
quelqu’un qui souffre. Dès que nous la voyons en termes de « Il y a
souffrance », la douleur n’est plus perçue comme quelque chose de
personnel. C’est tout à fait différent de « Oh, pauvre de moi,
pourquoi dois-je autant souffrir ? Qu’est-ce que j’ai fait pour
mériter ça ? Pourquoi suis-je obligé de vieillir ? Pourquoi est-ce que
je dois faire l’expérience du chagrin, de la douleur, de la peine et
du désespoir ? Ce n’est pas juste ! Je ne veux pas ! Je ne désire que
bonheur et sécurité ! » Cette façon de penser a pour origine
l’ignorance qui complique tout et dégénère en problèmes de
personnalité.
Pour permettre à la souffrance de disparaître, il faut d’abord en
admettre consciemment la présence. Mais, dans la méditation bouddhiste,
cette acceptation n’est pas faite depuis une position telle que « Je
souffre », mais plutôt à partir de celle de « Il y a présence de
souffrance ». Ainsi, nous ne sommes pas en train d’essayer de nous
identifier au problème, mais de simplement reconnaître son existence.
Il n’est pas habile de penser en termes de « Je suis quelqu’un
d’irritable ; je me mets si facilement en colère ; comment puis-je y
remédier ? ». Ce type de pensée déclenche toutes les suppositions
renforçant l'idée d'une personnalité fixe, qui ne peut être changée et
il devient très difficile de voir les choses en perspective. Tout
devient très confus, car le sentiment que ces problèmes et ces pensées
sont les nôtres nous conduit facilement à vouloir nous en débarrasser
ou à porter des jugements critiques sur nous-mêmes. Nous avons
tendance à nous attacher et à nous identifier plutôt que d’observer,
d’être témoin et de comprendre les choses telles qu’elles sont. Par
contre, si nous admettons simplement la présence d’un sentiment de
confusion, de convoitise ou de colère, notre attitude constitue une
réflexion honnête sur la nature des choses, réflexion qui n’est pas
basée – ou du moins pas aussi fortement – sur toutes sortes de
suppositions sous-jacentes.
Essayez de ne pas considérer ces phénomènes comme des fautes
personnelles. Observez plutôt leur nature conditionnée, impersonnelle,
éphémère et incapable de donner satisfaction. Continuez à les regarder
tels qu’ils sont, sans interférer. Nous avons tendance à interpréter
la vie en nous plaçant du point de vue que « Ce sont mes problèmes »
et à considérer que nous faisons preuve d’honnêteté et d’intégrité en
réagissant de la sorte. Ainsi, notre vie ne fait que confirmer ces
interprétations, puisque nous continuons à fonctionner sur la base de
cette hypothèse erronée. Mais cette façon d’interpréter la vie est
elle-même éphémère, insatisfaisante et vide de substance.
« Il y a souffrance » est la constatation très claire et précise
qu’existe à cet instant un certain sentiment d’insatisfaction. Cela
peut aller d’une légère irritation à l’angoisse ou au désespoir le
plus profond : dukkha ne veut pas nécessairement dire « souffrance
considérable ». Il n’est pas nécessaire d’être brutalisé, d’avoir été
interné à Auschwitz ou à Belsen pour reconnaître l’existence de la
souffrance. Même la reine Elizabeth est en mesure de dire que la
souffrance existe. Je suis sûr qu’il lui arrive de connaître aussi
l’angoisse et le désespoir, ou du moins d’être irritée.
Le monde sensoriel est une expérience sensible. En d’autres termes,
nous sommes constamment sujets au plaisir et à la douleur, à la
dualité du samsara. Ceci est la conséquence du fait que nous possédons
une forme très vulnérable et de ressentir tout ce qui entre en contact
avec notre corps et ses sens. C’est ainsi. C’est le résultat d’être né.
NEGATION DE LA SOUFFRANCE
La souffrance est une expérience que nous ne souhaitons pas
connaître ; nous voulons simplement nous en débarrasser. La réaction
habituelle d’un individu ordinaire, dès qu’une chose le dérange ou
l’ennuie, est de vouloir s’en défaire ou de la supprimer. On comprend
ainsi pourquoi la société moderne est autant impliquée dans la
recherche de plaisirs et d’excitations au travers de tout ce qui est
nouveau, surprenant ou romantique. Nous avons tendance à placer en
avant la beauté et les joies de la jeunesse, tandis que nous mettons à
l’écart tout ce que la vie offre de laideur – la vieillesse, la
maladie, la mort, l’ennui, le désespoir et la dépression. Lorsque nous
rencontrons quoi que ce soit de désagréable, nous essayons de nous en
débarrasser et de la remplacer par quelque chose d’agréable. Si nous
ressentons de l’ennui, nous recherchons quelque chose d’intéressant.
Si nous avons peur, nous essayons de trouver un moyen de nous rassurer.
C’est parfaitement normal de réagir ainsi. Nous fonctionnons selon ce
principe « plaisir-douleur » qui consiste à être attiré ou repoussé.
Par conséquent, si l’esprit n’est pas entier et réceptif, il procède
par sélection, il choisit ce qu’il aime et tente d’éliminer ce qu’il
n’aime pas. Une grande partie de notre expérience doit donc être
supprimée, car il est impossible de vivre sans être associé à des
choses désagréables.
Si nous rencontrons quelque chose de déplaisant, notre réaction est
de penser « Sauve qui peut ! ». Si quelqu’un se met en travers de
notre route, « Je vais le tuer ! » nous vient à l’esprit. Cette
tendance est souvent manifeste dans le comportement de nos gouvernants.…
Effrayant, n’est-ce pas, de réaliser que les gens qui dirigent nos
nations sont encore très ignorants et dénués de sagesse ? ! C’est
ainsi, l’esprit ignorant ne songe qu’à exterminer : « Ce moustique me
dérange, tuons-le ! », « Ces fourmis envahissent la pièce, vite,
l’insecticide ! ». Une société anglaise a choisi le nom de « Rent. O.
Kill », qui signifie « Loué pour tuer ». Je ne pense pas qu’il
s’agisse d’une sorte de mafia britannique ou autre : cette société est
spécialisée dans la destruction des êtres nuisibles – le mot «
nuisible » étant livré à votre libre appréciation.
MORALITE ET COMPASSION
C’est parce que notre nature instinctive est d’exterminer – « Si
quelque chose nous barre la route, tuons-le!» – que nous avons des
préceptes moraux tels que « s’engager à ne pas tuer intentionnellement
». Nous pouvons voir cela dans le monde animal. L’être humain est
lui-même un prédateur ; nous nous estimons civilisés, mais notre
histoire est pleine de sang – et ça n’est pas une simple figure de
style. Elle est vraiment composée d’une longue succession de
massacres, de tentatives de justification pour toutes sortes
d’injustices commises à l’encontre d’autres êtres humains – sans
parler des animaux. Tout cela provient de cette ignorance de base, de
cette impulsivité de l’esprit humain qui nous impose d’anéantir sans
réfléchir tout ce qui nous dérange.
Cependant, par la réflexion, nous pouvons changer cela ; nous
sommes en mesure de transcender ce conditionnement instinctif et
animal et de faire mieux que de nous comporter comme de simples
pantins soumis aux lois de la société, évitant la violence seulement
par peur des représailles. Nous pouvons vraiment assumer notre
responsabilité et vivre en respectant l’existence des autres créatures,
même celle d’insectes et autres « nuisibles ». Nous sommes tous
incapables d’aimer les moustiques ou les fourmis, mais nous pouvons
contempler le fait qu’ils ont le droit de vivre. Ceci est une
réflexion de l’esprit ; ce n’est pas seulement une réaction comme «
Vite, l’insecticide ! ». Ainsi, grâce à notre capacité de réflexion,
nous sommes capables de voir que, même si elles nous dérangent et que
nous préférerions les voir partir, ces créatures ont le droit
d’exister. C’est un exemple d’observation dont est capable l’esprit
humain.
La même attitude peut être développée en ce qui concerne les états
mentaux déplaisants. Ainsi, lorsque vous êtes en proie à
l’exaspération, plutôt que de vous dire : « Ça y est, je recommence à
m’emporter ! », vous pouvez penser : « Ceci est la colère ». Il en va
de même avec la peur : si vous la voyez en termes personnels – comme
la peur dont souffre ma mère ou bien mon père, ou encore la mienne –
tout devient alors un imbroglio confus de différents personnages
tantôt reliés entre eux et tantôt séparés. Il devient très difficile
d’avoir aucune compréhension réelle ; et cependant la peur dont je
fais l’expérience est la même que celle ressentie par ce pauvre chien,
« Ceci est la peur ! ». C’est seulement cela. La peur que j’ai
éprouvée n’est pas différente de la peur vécue par les autres. Si nous
voyons cela, nous sommes en mesure d’éprouver de la compassion, même
pour un vieux chien galeux. Nous comprenons qu’avoir peur est une
expérience aussi horrible pour lui que pour nous. Qu’un chien reçoive
un bon coup de pied ou que vous le receviez vous-même, la douleur est
identique. La douleur est la douleur, le froid est le froid, la colère
est la colère ; ce n’est pas « La mienne » – une façon de voir qui
renforce l'image que nous avons de nous-même – mais plutôt « Ceci est
la douleur » – une manière habile de penser qui nous aide à discerner
les choses plus clairement. Reconnaître cette expérience de la
souffrance – ceci est souffrance – conduit ensuite à la seconde
révélation de la Première Noble Vérité : « Elle doit être comprise ».
Cette souffrance doit être examinée.
ETUDIER LA SOUFFRANCE
Je vous encourage tous à comprendre dukkha, à vraiment l’étudier, à
recevoir et accepter votre souffrance. Essayez de la comprendre dans
la sensation de douleur physique comme dans le désespoir et l’angoisse,
dans la haine et l’aversion – quelque forme qu’elle prenne, quelle
qu’en soit la qualité, qu’elle soit terrible ou insignifiante. Cet
enseignement ne requiert pas que vous soyez complètement misérable
avant de réaliser l’éveil. Il n’implique pas d’être dépouillé de tous
vos biens ou torturé dans votre chair, mais d’être capable de regarder
la souffrance, même s’il ne s’agit que d’un léger sentiment de
mécontentement, la regarder et la comprendre.
C’est facile de trouver quelqu’un à qui faire porter la
responsabilité de nos problèmes : « Si ma mère m’avait vraiment aimé…
», ou « Si tout mon entourage avait fait preuve de sagesse et s’était
totalement dévoué à m’offrir un environnement parfait, je ne
connaîtrais pas les problèmes émotionnels dont je souffre à présent ».
C’est tout à fait stupide, n’est-ce pas ! ? Pourtant, c’est ainsi que
beaucoup d’entre nous voient la vie, persuadés qu’ils sont perdus et
misérables parce qu'ils n'ont pas reçu une juste chance. Mais, avec
cette formule de la Première Noble Vérité, même si notre existence a
été plutôt misérable, ce que nous regardons n’est pas cette souffrance
venue de l’extérieur, mais celle que nous créons dans notre propre
esprit. Ceci constitue un éveil chez un individu – un éveil à la
Vérité de la souffrance. Et il s’agit d’une Noble Vérité, car nous ne
cherchons plus à accuser les autres pour la souffrance dont nous
faisons l’expérience. Aussi, l’approche bouddhiste est-elle tout à
fait originale et distincte des autres religions par l’accent qu’elle
met sur la sagesse, l'affranchissement de toute illusion comme moyen
d'échapper à la souffrance – plutôt que sur l’obtention de quelque
état de béatitude ou d’union avec l’Absolu.
Notez bien, mon propos n’est pas de dire que les autres ne sont
jamais source de frustration ou d’irritation ; mais, ce que cet
enseignement nous demande d’étudier est notre propre façon de réagir à
l’expérience d’exister. En supposant qu’une personne vous traite avec
méchanceté ou essaie de vous nuire de façon délibérée et machiavélique,
si vous pensez que c’est cette personne-là qui constitue la véritable
cause de votre souffrance, vous n’avez pas encore saisi la Première
Noble Vérité. Même si elle est en train de vous arracher les ongles ou
de vous faire subir je ne sais quelle atrocité, tant que vous êtes
convaincu que vous souffrez à cause d’elle, vous n’avez pas saisi la
Première Noble Vérité. Comprendre la souffrance, c’est voir clairement
que c’est notre réaction à l’encontre de cette personne – « Je te
déteste » – qui constitue la véritable souffrance. Se faire arracher
les ongles est douloureux, mais la souffrance implique : « Je te hais
», « Comment peux-tu me faire ça » et « Je ne te pardonnerai jamais ».
Cela dit, n’attendez pas que quelqu’un vous arrache les ongles pour
mettre en pratique la Première Noble Vérité. Mettez-là à l’épreuve
dans le cadre de petites contrariétés : par exemple, si quelqu’un fait
preuve d’insensibilité à votre égard ou se montre impoli, méprisant.
Si vous souffrez parce que cette personne vous a trompé ou offensé de
quelque manière que ce soit, vous pouvez vous en servir pour votre
travail de contemplation. Dans la vie quotidienne, nous avons maintes
occasions d’être blessés ou offensés. Nous pouvons nous sentir
dérangés ou même irrités par la simple démarche de quelqu’un ou par sa
seule apparence, en tout cas, ça m’arrive. Parfois, vous pouvez vous
surprendre à ressentir de l’aversion pour une personne simplement à
cause de sa façon de marcher ou parce qu’elle n’agit pas comme elle
devrait. On peut se mettre franchement en colère pour des futilités de
ce genre. La personne en question ne vous a fait aucun mal, mais vous
souffrez quand même. Si vous ne réussissez pas à contempler votre
souffrance dans ce type de situation ordinaire, vous ne serez jamais
capable de faire preuve de l’héroïsme nécessaire dans le cas extrême
où quelqu’un vous arrache les ongles !
La pratique consiste à travailler avec toutes les petites
contrariétés de la vie quotidienne. Il suffit d’observer la façon dont
nous pouvons être blessés, vexés, dérangés ou irrités par les voisins,
par Mr Blair, par la façon dont vont les choses ou par nous-mêmes.
Nous savons que la souffrance doit être comprise. Nous passons à la
pratique en contemplant profondément la souffrance en tant qu’objet,
en comprenant « Ceci est souffrance ». C’est ainsi que nous réalisons
la compréhension profonde de la souffrance.
PLAISIR ET DESAGREMENT
Nous pouvons nous demander où nous a conduit cette recherche
hédonistique du plaisir présentée comme une fin en soi. Cela fait
maintenant plusieurs décennies que cela dure, mais l’humanité est-elle
plus heureuse pour autant ? Il semble que, de nos jours, nous ayons le
droit et la liberté de faire plus ou moins ce qui nous chante :
voyages, sexe, drogues et ainsi de suite, il n’y a que l’embarras du
choix. Tout est autorisé, rien n’est interdit. Il faut faire quelque
chose de vraiment obscène, de vraiment violent avant être mis au banc
de la société. Mais, le fait d’être autorisés à suivre nos pulsions
nous a-t-il rendus plus heureux, plus satisfaits et moins stressés ?
En fait, cela eu plutôt pour effet de nous rendre très égoïstes ; nous
ne réfléchissons pas sur la manière dont nos actes affectent les
autres. Nous avons tendance à ne penser qu’à nous : moi et mon bonheur,
ma liberté et mes droits. En adoptant ce genre d’attitude, nous
devenons une véritable source de contrariété, de frustration,
d’irritation et de misère pour les gens qui nous entourent. Si je suis
convaincu d’avoir le droit de faire ou dire ce que je veux, même au
détriment d’autrui, dans ce cas, je ne suis rien d’autre qu’une source
de problèmes pour la société.
Quand apparaît un sentiment tel que « Ce que je veux… » ou comme «
Ce que je pense devrait… ou ne devrait pas… » et que nous désirons
profiter de tous les plaisirs de la vie, nous sommes inévitablement
contrariés, parce que l’existence nous semble alors difficile, dénuée
d’espoir et que tout nous paraît aller de travers. Nous sommes alors
pris dans le tourbillon de la vie, ballottés entre le désir et la peur.
Et même lorsque toutes nos envies sont satisfaites, nous éprouvons
encore un sentiment de manque, une impression d’incomplétude. Même
quand tout va pour le mieux, il y a toujours un sentiment d’anxiété,
d’insatisfaction – comme s’il y avait encore quelque chose à faire –
une sorte de doute ou d’angoisse qui nous hante.
Par exemple, j’ai toujours aimé les beaux paysages. A l’occasion
d’une retraite que je dirigeais en Suisse, quelqu’un me conduisit au
pied de montagnes magnifiques. Alors que j’admirais le panorama, je
pris conscience d’un léger sentiment d’angoisse. Il y avait tant de
beauté, un flot continu de paysages magnifiques, et j’avais un tel
désir de tout retenir, de ne pas en perdre une miette, que j’étais
obligé de rester tout le temps sur le qui-vive afin de pouvoir tout
consommer du regard. C’est un exemple de dukkha, n’est-ce pas ?
Je m’aperçois que, lorsque j’agis de façon distraite, même pour
quelque chose de tout à fait anodin – tel qu’admirer un paysage de
montagne, si je me projette et essaye de retenir, de m’accrocher à
quelque chose, cela génère toujours un sentiment désagréable. Comment
peut-on s’approprier la Jungfrau ou le mont Eiger ? Au mieux, nous
pouvons les prendre en photo, essayer de tout fixer sur un morceau de
papier. Ça aussi, c’est dukkha ; vouloir saisir la beauté par refus
d’en être séparé : cela même est souffrance.
Devoir expérimenter des situations qui nous sont désagréables est
également souffrance. Par exemple, je n’ai jamais aimé prendre le
métro à Londres. J’avais tendance à me plaindre à ce sujet : « Je ne
veux pas prendre le métro ; je n’aime pas ces stations mal éclairées
et les publicités de mauvais goût qui tapissent les murs ; je ne veux
pas me retrouver sous terre dans un de ces petits trains bondés comme
une sardine en boîte ». Je trouvais cette expérience tout à fait
déplaisante. Ma pratique consistait alors à écouter cette voix qui se
plaignait, qui se lamentait – la souffrance de ne pas vouloir être
associé à ce qui est désagréable. Après l’avoir contemplée, j’arrêtais
d’en faire un problème et j’étais ainsi en mesure d’être associé à
quelque chose de déplaisant sans en souffrir. J’avais réalisé que tel
était l’état des choses et que ça n’était pas un problème. Nous
n’avons pas besoin de créer de difficultés, que ce soit parce que nous
sommes dans une station de métro mal éclairée ou parce que nous
admirons un paysage magnifique. Les choses sont telles qu’elles sont
et c’est ainsi que nous pouvons les reconnaître et les apprécier,
quelle que soit leur apparence – toujours changeante – et ce, sans
nous attacher. S’attacher, c’est vouloir retenir quelque chose que
l’on aime, vouloir se débarrasser de quelque chose que l’on déteste,
ou vouloir quelque chose que l’on n’a pas.
Nous pouvons également beaucoup souffrir à propos des autres. Je me
souviens qu’en Thaïlande, je nourrissais du ressentiment et des
pensées négatives vis-à-vis d’un des moines. Quoi qu’il fasse ou quoi
qu’il dise, je trouvais toujours à redire : « Il ne devrait pas faire
ceci, il ne devrait pas dire cela ! ». Ce moine obsédait mes pensées
et même lorsqu’il m’arrivait de quitter le monastère, son souvenir me
poursuivait ; dès que son image me venait à l’esprit, j’avais toujours
la même réaction : « Tu te souviens quand il a dit ceci et quand il a
fait cela ! » et « Il n’aurait pas dû dire ceci et il n’aurait pas dû
faire cela ! ».
Ayant eu la chance de rencontrer un maître de la stature d’Ajahn
Chah, je me souviens que je voulais qu’il soit parfait. Je pensais : «
Cet homme est un enseignant exceptionnel, extraordinaire ! », mais
quand il lui arrivait de faire quelque chose qui me dérangeait, je
pensais : « Je ne veux pas qu’il fasse des choses qui me déplaisent,
en contradiction avec l’image d’homme merveilleux que j’ai de lui ! ».
Cela équivalait à penser : « Ajahn Chah, soyez prodigieux pour moi
tout le temps, ne faites jamais rien qui puisse me contrarier ! ».
Ainsi, même si vous rencontrez quelqu’un que vous respectez et aimez
vraiment, il y a encore la souffrance d’être attaché. Tôt ou tard,
inévitablement, il arrivera qu’il dise quelque chose que vous n’aimez
ou n’approuvez pas, provoquant ainsi toutes sortes de doutes, et vous
souffrirez.
Un jour, plusieurs moines américains vinrent visiter Wat Pah Pong,
notre monastère dans le nord-est de la Thaïlande. Ils étaient très
critiques et semblaient ne voir que ce qui n’allait pas. Ils n’avaient
pas une très bonne opinion de l’enseignement d’Ajahn Chah et ils
n’aimaient pas le monastère. Je sentais la colère et l’aversion monter
car ils critiquaient quelque chose que j’aimais de tout mon cœur.
J’étais révolté : « Eh bien, si ça vous déplaît, allez-vous en ! C’est
le plus grand Maître bouddhiste du monde et si vous n’êtes pas
capables de vous en rendre compte, alors fichez le camp ! » Ce genre
d’attachement – être amoureux, ou aduler – engendre la souffrance car,
si quelque chose ou quelqu’un que vous aimez est critiqué, vous
éprouvez colère et indignation.
REALISATIONS EN SITUATION
Il se peut, parfois, que des réalisations surviennent à des moments
les plus inattendus. Cela m’arriva tandis que je séjournais à Wat Pah
Pong. Le nord-est de la Thaïlande n’est pas l’endroit le plus beau ni
le plus agréable au monde, avec ses forêts clairsemées et ses plaines
monotones ; de surcroît, les températures y sont extrêmes pendant la
saison chaude. Tous les quinze jours, à la veille de la journée
d’Observance, nous devions affronter la pleine chaleur du milieu de
l’après-midi pour balayer les feuilles des allées du monastère. Les
surfaces à nettoyer étaient immenses. Nous passions tout l’après-midi
en plein soleil, suant à grosses gouttes pour faire des tas de
feuilles mortes au moyen de balais rudimentaires ; c’était l’un de nos
devoirs. Je n’aimais pas ce travail. Je me plaignais intérieurement :
« Je ne veux pas faire cela, je ne suis pas venu ici pour déblayer des
feuilles ; je suis venu ici pour réaliser l’éveil et, au lieu de cela,
on me fait balayer pendant des heures. De plus, il fait trop chaud et
j’ai la peau fragile ; il est fort possible que j’attrape un cancer à
m’exposer ainsi ! ».
J’en étais là, un de ces après-midi, me sentant particulièrement
déprimé, à ruminer « Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi y suis-je
venu ? Pourquoi est-ce que j’y reste ? ». J’étais donc en train de
balayer, totalement dénué d’énergie, m’apitoyant sur mon sort et
détestant tout. J’aperçus alors Ajahn Chah qui s’approchait ; il me
sourit et dit simplement avant de s’en aller : « Il y a beaucoup de
souffrance à Wat Pah Pong, n’est-ce pas ? ». Je me mis à penser : «
Pourquoi a-t-il dit çà ? » et puis :« Tout bien réfléchi, cela n’est
pas si mal ! ». Sa remarque m'avait conduit à contempler ma situation
: « Est-ce vraiment pénible de balayer ?… non pas vraiment ! C’est
plutôt une activité neutre ; je balaie les feuilles, ça n’est pas
stressant, pas compliqué…
Est-ce vraiment aussi insupportable que je veux bien le croire ?…
Non, transpirer ne fait pas de mal, c’est tout à fait naturel. Je n’ai
pas de cancer de la peau et les membres de la communauté à Wat Pah
Pong sont vraiment gentils. Le Maître est une homme très doux et sage.
Les moines m’ont bien traité. Je suis nourri grâce à la générosité des
laïques qui apportent à manger et… de quoi suis-je en train de me
plaindre ? »
En contemplant de façon plus réaliste l’expérience d’être là, je me
rendis compte : « Je vais bien. Les gens me respectent, je suis bien
traité. Je suis accueilli dans un beau pays par des gens charmants qui
prennent la peine de m’enseigner.
En fait, il n’y a rien qui aille de travers, à part moi ; je suis
en train de faire des histoires parce que je ne veux pas transpirer à
balayer les allées ! ». A ce moment, une révélation très claire
m’apparut. Je perçus soudain cet aspect de ma personnalité qui se
plaignait et critiquait sans cesse, et qui m’empêchait de vraiment
m’investir avec générosité dans quoi que ce soit, dans quelque
situation que ce soit.
Une autre expérience, riche en enseignement, fut la coutume de
laver les pieds des moines supérieurs à leur retour de la quête pour
le repas quotidien. Après avoir marché pieds nus à travers les
villages et les rizières, ils avaient les pieds couverts de boue. Les
bains utilisés pour se nettoyer les pieds se trouvaient près du
réfectoire. Quand Ajahn Chah arrivait, environ vingt à trente moines
se précipitaient pour lui laver les pieds. Lorsque j’assistai à cette
scène pour la première fois, je me dis : « Je ne vais pas faire ça,
pas moi ! ». Le lendemain, à peine Ajahn Chah était-il de retour que
trente moines se précipitaient à nouveau pour lui baigner les pieds.
Je me dis « Quelle ineptie ! Trente personnes pour nettoyer les pieds
d’un seul homme, c’est ridicule ! Pas question que je me joigne à eux
! ». Le jour suivant, la réaction fut encore plus forte ; trente
moines se précipitèrent pour lui laver les pieds, et cette fois, ça me
mit vraiment en colère : « J’en ai ras le bol de tout ce cinéma !
C’est vraiment le spectacle le plus stupide qu’il m’ait été donné de
voir, trente hommes qui se bousculent pour laver les pieds d’un seul !
Il pense probablement qu’il le mérite, vous savez, ça doit vraiment
gonfler son ego ! Son ego est probablement énorme à ce stade, avec
tous ces gens qui lui baignent les pieds tous les jours. Jamais je ne
ferai ça ! ».
Je commençais à développer une réaction forte, disproportionnée.
Assis par terre, totalement déprimé et en colère, je regardais les
moines en pensant : « Ils ont vraiment tous l’air idiot, je me demande
ce que je fais ici ! ».
Mais, à ce moment, je prêtai attention à mes pensées et réalisai
que c’était vraiment un état d’esprit exécrable : « Est-ce que ça vaut
la peine de se mettre dans un tel état ? Ils ne m’ont pas obligé à me
joindre à eux. Il n’y a pas de problème, en fait, rien de mal à ce que
trente hommes lavent les pieds de quelqu’un. Ça n’est pas immoral, ni
répréhensible et peut-être que ça leur plaît !… peut-être qu’ils
souhaitent le faire, peut-être que ça n’est pas désagréable ! Pourquoi
ne pas essayer ? ». Le lendemain matin, donc, trente « et un » moines
se précipitèrent pour laver les pieds d’Ajahn Chah. Après ça, ce ne
fut plus un problème. C’était un soulagement ; cette réaction négative
s’était arrêtée.
Nous pouvons contempler les choses qui provoquent notre indignation
et notre colère : sont-elles intrinsèquement mauvaises ou est-ce nous
qui fabriquons ce dukkha à leur sujet ? Ainsi, nous commençons à
comprendre comment nous créons tant de problèmes dans nos propres vies
et dans celles de ceux qui nous entourent.
Cette habileté à être tout à fait conscients nous permet de
supporter l’existence dans sa totalité, que ce soit l’excitation ou
l’ennui, l’espoir ou le désespoir, le plaisir ou la douleur, la
fascination ou le dégoût, le début ou la fin, la naissance ou la mort.
Nous sommes capables de l’accepter tout entière dans notre conscience
au lieu de simplement nous absorber dans l’agréable et éliminer le
désagréable. Le processus de révélation est d’aller vers dukkha, de
contempler dukkha, d’admettre dukkha, de reconnaître dukkha sous
toutes ses formes. Ainsi, on ne réagit plus seulement de la façon
habituelle qui consiste à se complaire ou supprimer. Pour cette
raison, vous êtes mieux à même de supporter la souffrance, vous pouvez
être plus patients lorsqu’elle apparaît.
De tels enseignements ne se situent pas au-delà de notre vécu. Ce
ne sont, en fait, que des réflexions sur nos propres expériences – et
non des considérations intellectuelles complexes. Aussi, efforcez-vous
de développer cette compréhension plutôt que de vous enfoncer dans
l’ornière de vos habitudes. Combien de temps devrez-vous culpabiliser
à propos de votre avortement ou de n’importe quelle autre de vos
erreurs passées ? Est-il réellement nécessaire de régurgiter les
événements de votre vie et de vous fourvoyer dans des spéculations et
analyses sans fin. Certains se confectionnent des personnalités
tellement compliquées ! Si vous vous perdez constamment dans vos
souvenirs, ainsi que dans vos vues et opinions, vous resterez
prisonniers de ce monde et ne serez jamais en mesure de le transcender
de quelque manière que ce soit.
Vous pouvez déposer ce fardeau si vous prenez la décision
d’utiliser habilement les enseignements. Dites-vous : « Je vais
arrêter de me laisser prendre ; je refuse de participer à ce jeu ; je
ne vais pas céder à cet état d’esprit négatif ! ». Adoptez l’attitude
de celui qui comprend : « Je sais que c’est dukkha ». C’est vraiment
très important de prendre cette résolution d’aller vers la souffrance
et de demeurer en sa compagnie. C’est seulement en faisant face et en
examinant la souffrance de cette manière que nous pouvons espérer
avoir la révélation extraordinaire : « Cette souffrance a été comprise
».
Voici donc les trois aspects de la Première Noble Vérité. C’est la
formule que nous devons utiliser et appliquer à nos vies, au moyen de
la réflexion. Dès que vous souffrez, pensez d’abord consciemment «
Ceci est souffrance », puis « La souffrance doit être comprise » et
enfin « Elle a été comprise ». Cette compréhension de dukkha est la
révélation de la Première Noble Vérité.
Quelle est la Noble Vérité au
sujet de l’origine de la souffrance ?
C’est l’avidité qui renouvelle
l’existence, accompagnée du plaisir et de la convoitise, qui trouve
toujours par ci par là de nouvelles jouissances : en d’autres termes,
la soif pour les désirs sensuels, la soif d’existence, la soif de
non-existence. Mais quel est le terreau de cette avidité qui lui
permet d’apparaître et de s’épanouir ? Partout où il y a une apparence
de plaisir et de satisfaction, c’est là qu’elle surgit et prospère.
Voici quelle est la Noble Vérité de
l’Origine de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse,
connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses
jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité doit être pénétrée par l’abandon
de l’Origine de la Souffrance : telle fut la vision, révélation,
sagesse, connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses
jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité a été pénétrée par l’abandon de
l’Origine de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse,
connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses
jusqu’alors inexprimées.
[ SAMYUTTA NIKAYA – LVI – 11 ]
Voici donc la Deuxième Noble Vérité et ses trois aspects : « Il y a
l’origine de la souffrance, qui est l’attachement au désir. Le désir
doit être abandonné. Le désir a été abandonné. »
La Deuxième Noble Vérité établit qu’il existe une origine à la
souffrance et que cette origine est l’attachement à trois espèces de
désirs : la soif pour les plaisirs sensuels – kama tanha, la soif de
devenir – bhava tanha – et celle d’éliminer – vibhava tanha. Ceci
constitue la formulation de la deuxième Noble Vérité, la thèse –
pariyatti. C’est l’objet de votre contemplation : l’origine de la
souffrance est l’attachement au désir.
TROIS CATEGORIES DE DESIRS
Il est important de comprendre ce que signifie le désir dans le
sens du mot pali tanha. En quoi consiste tanha ? Kama tanha est très
facile à comprendre : il s’agit de l’appétit pour les plaisirs
expérimentés par l’intermédiaire des sens, de la recherche continuelle
de ce qui les excite ou les stimule agréablement ; c’est ça kama
tanha. Contemplez sérieusement ceci : « En tant qu’expérience, qu’en
est-il d’éprouver du désir pour les plaisirs sensuels ? » Par exemple,
lorsque vous mangez, si vous avez faim et que la nourriture est
excellente, vous pouvez constater l’envie d’en reprendre. Observez
cette sensation quand vous goûtez un met délicieux ; examinez ensuite
ce désir pour une autre bouchée. Ne vous contentez pas de le croire,
essayez. Ne vous imaginez pas que vous savez déjà parce que cela
ressemble à votre expérience passée. Regardez ce qui se produit quand
vous mangez : le désir pour prolonger l’expérience apparaît. C’est
celà kama tanha.
Nous pouvons également contempler le processus intérieur qui
consiste à vouloir devenir. Si nous faisons preuve d’ignorance,
lorsque nous ne sommes pas à la recherche de quelque met délicieux au
palais, ni de quelque belle musique agréable à l'oreille, nous pouvons
nous perdre dans un monde d’ambition et de profit : le désir de
devenir. Nous sommes pris dans ce mouvement d’efforts vers le bonheur,
vers la richesse ; nous pouvons aussi nous efforcer de conférer de
l’importance à notre vie en nous évertuant à corriger les
imperfections de ce monde. Observez donc cette expérience de vouloir
devenir autre chose que ce que vous êtes, à cet instant.
Soyez attentif au bhava tanha de votre existence : « Je veux
méditer pour être libéré de mes angoisses… Je veux atteindre l’éveil…
Je veux devenir moine – ou bien nonne… Je veux réaliser la libération
sans avoir à prendre les ordres… Je veux avoir une femme et des
enfants, ainsi qu’un emploi… Je veux profiter des plaisirs des sens,
ne pas devoir renoncer à quoi que ce soit – mais devenir aussi un
Arahant totalement libéré ».
Lorsque nous sommes désenchantés d’essayer de devenir, le souhait
de se débarrasser des choses apparaît. Nous pouvons ainsi contempler
vibhava tanha – le désir d'éliminer : « Je veux me débarrasser de ma
souffrance… Je désire me libérer de ma colère… J’ai tendance à
m’emporter et je veux que cela cesse… Je souhaite me délivrer de la
jalousie, de la peur, de l’anxiété… ». Observez toutes ces
manifestations de vibhava tanha. En fait, nous contemplons ce qui, en
nous-mêmes, veux se défaire des choses ; il ne s’agit pas d’éliminer
vibhava tanha. Nous ne prenons pas parti contre le désir de « se
débarrasser », pas plus que nous ne l’encourageons. Au lieu de cela,
nous contemplons que c’est ainsi, c’est ce que l’on ressent quand on
veut se débarrasser de quelque chose : « Je dois vaincre ma colère ;
je dois anéantir le mal et me débarrasser de ma convoitise – alors je
deviendrai… ». Une telle association de pensées nous permet de voir
que « devenir » et « se débarrasser » vont très souvent de pair.
Gardez à l’esprit, néanmoins, que ces trois catégories – kama
tanha, bhava tanha et vibhava tanha – ne représentent que des
classifications pratiques pour contempler le désir. Ce ne sont pas des
formes de désir complètement séparées, mais plutôt différents aspects
du désir.
La seconde révélation de la Deuxième Noble Vérité est la suivante :
le désir doit être abandonné. C’est ainsi que la pratique de lâcher
prise apparaît. Vous prenez conscience que le désir doit être laissé
de côté, mais cette réalisation ne constitue pas une envie
d’abandonner quoi que ce soit. Si l’on manque de sagesse et que l’on
ne contemple pas vraiment ce qui apparaît dans notre esprit, la
tendance est de suivre l’impulsion : « Je veux abandonner, éradiquer
tous mes désirs ! »… mais il ne s’agit là que d’un autre désir. Nous
sommes pourtant capables de contempler véritablement et d’observer
l’envie de se débarrasser, celle de devenir ainsi que celle de
profiter des plaisirs sensuels. En comprenant ces trois types de
désirs, nous sommes en mesure de les abandonner, de les laisser de
côté.
La Deuxième Noble Vérité ne nous demande pas d’entretenir des
pensées telles que : « J’ai tant d’appétit pour les plaisirs des sens…
Je suis vraiment ambitieux… Je suis vraiment obsédé par bhava tanha…
Je suis vraiment nihiliste. Mon seul désir est l’anéantissement. C’est
tout à fait moi ! ». Cela n’est pas la Deuxième Noble Vérité. Il ne
s’agit en aucune façon de s’identifier aux désirs, mais de reconnaître
le désir.
J’ai passé beaucoup de temps à observer à quel point ma pratique
était motivée par la soif de devenir. J’ai pu constater, par exemple,
combien la bonne volonté que j’investissais dans l’exercice de la
méditation n’était rien d’autre que le besoin d’être apprécié, combien
mes relations avec les autres moines, les nonnes ou encore les laïcs
étaient conditionnées par l’envie d’être aimé, approuvé. C’est cela
aussi, bhava tanha : le besoin de louanges et de succès. Un moine fait
également l’expérience de ce type de désir : vouloir que les gens
comprennent et apprécient le Dhamma. Même ces aspirations subtiles,
presque nobles, ne sont que bhava tanha.
Dans la recherche spirituelle, il existe aussi vibhava tanha, qui
peut être très idéaliste et intolérant : « Je veux me débarrasser de
toutes ces tendances négatives, les exterminer, les détruire ».
J’écoutais très attentivement ces pensées : « Je veux me libérer du
désir… Je veux me défaire de ma colère… Je ne veux plus ressentir la
peur ou la jalousie… Je veux être courageux, avoir le cœur léger et
joyeux ! ».
La pratique du Dhamma n’est pas de se détester pour avoir de telles
pensées, mais, plutôt, de réellement voir que celles-ci ne sont que
des phénomènes mentaux conditionnés. Elles sont éphémères. Le désir
n’est pas ce que nous sommes, mais la façon dont nous réagissons, par
habitude et par ignorance, parce que nous n’avons pas réalisé ces
Quatre Nobles Vérités et chacun de leurs trois aspects. Nous tendons à
réagir ainsi en toute circonstance. Ce sont des réactions habituelles,
conditionnées par l’ignorance.
Mais, continuer à souffrir n’est pas la seule issue. Nous sommes
capables de permettre au désir d’exister selon sa nature et de
commencer ainsi à le laisser de côté, sans le poursuivre ni le
réprimer. Le désir n’a le pouvoir de duper que dans la mesure où l’on
s’en empare, où l’on y croit et où l’on réagit à sa présence.
L’ATTACHEMENT EST SOUFFRANCE
Nous avons tendance à considérer que la souffrance est un
sentiment, mais sentiment et souffrance sont deux choses différentes.
C’est l’attachement au désir qui est souffrance. Le désir n’est pas,
en soi, la cause de la souffrance ; ce qui suscite la souffrance est
l'action qui consiste à se saisir du désir et le refus de s’en
dessaisir. Ce discours est à utiliser comme outil de réflexion et de
contemplation au regard de votre propre expérience.
Il est nécessaire d’examiner vraiment le désir et de le connaître
parfaitement. Vous devez distinguer ce qui est naturel et nécessaire
pour la survie de ce qui ne l’est pas. Il peut nous arriver d’être
très idéalistes et de croire que même le besoin de nourriture est une
forme de désir que nous ne devrions pas ressentir. On peut se rendre
tout à fait ridicule à ce sujet. Mais le Bouddha n’était ni un
idéaliste, ni un moraliste. Il ne cherchait pas à condamner quoi que
ce soit. Il tentait de nous éveiller à la vérité pour nous permettre
de voir clairement les choses.
Une fois que cette clarté est présente et que l’on voit les choses
telles qu’elles sont, alors il n’y a pas de souffrance. Cela ne veut
pas dire que l’on ne ressent plus la douleur ou la faim, mais que l’on
peut ressentir le besoin de nourriture sans que cela devienne un désir.
Le corps n’est pas l’ego : si on ne le nourrit pas, il s’affaiblira et
finira par mourir. C’est la nature du corps, ce n’est ni bien, ni mal.
Si nous adoptons une attitude très moraliste et très idéaliste et que
nous nous identifions à notre corps, la faim devient un problème
personnel. Nous pouvons alors même en arriver à croire que nous ne
devrions pas manger. Ce comportement est dénué de sagesse. C’est
stupide.
Lorsque vous voyez vraiment l’origine de la souffrance, vous
réalisez que le problème est l’attachement au désir et non le désir
lui-même. S’attacher veut dire être dupe, penser qu’il s’agit
véritablement de moi et de ma propriété : « Ces désirs sont miens et
pour que je ressente de tels désirs, il doit y avoir en moi quelque
chose qui ne va pas… Je n’aime pas ce que je suis maintenant. Il me
faut devenir autre chose… Je dois me débarrasser de quelque chose afin
de devenir la personne que je souhaite être». Ce sont là différentes
expressions du désir. L’attitude à adopter est d’y prêter toute notre
attention, d’en prendre pleinement conscience sans pour autant les
juger – sans ajouter la notion de bien ou de mal, de reconnaître
simplement le désir pour ce qu’il est.
LÂCHER PRISE
Quand nous prêtons vraiment attention aux désirs, que nous les
contemplons réellement, nous cessons de nous y attacher, nous leur
permettons tout simplement d’exister tels qu’ils sont. Nous pouvons
alors réaliser que l’origine de la souffrance peut être laissée de
côté, abandonnée.
Comment pouvons-nous procéder pour laisser les choses de côté ? Il
suffit de les laisser simplement suivre leur cours, telles qu’elles
sont, ce qui n’est pas du tout pareil que de vouloir les annihiler ou
les rejeter. Cela revient plutôt à les déposer et les laisser être.
Par cette pratique de lâcher prise, il devient clair qu’il y a une
origine à la souffrance, qui consiste en l’attachement, le non abandon
du désir et que, pour notre bien-être, il convient de délaisser ces
trois types de désirs. Lorsque nous avons très clairement vu cela,
nous réalisons que nous les avons abandonné : il n’y a plus
d’attachement à ces désirs.
Quand vous vous rendez compte qu’il y a attachement, souvenez-vous
que « lâcher prise » ne veut pas dire « se débarrasser », ni « rejeter
». Si j’ai cette montre en main et que vous me dites « lâche-la »,
vous ne me demandez pas de la jeter. Je peux penser que je devrais le
faire à cause de l’attachement que je lui porte, mais cela ne serait
que le désir de m’en débarrasser. Nous avons tendance à penser que se
défaire de l’objet constitue une façon de se défaire de l’attachement.
Mais si je suis capable de contempler l’attachement à cette montre, je
m’aperçois qu’il n’y a pas lieu de s’en débarrasser : c’est une bonne
montre, elle donne l’heure exacte. Cette montre n’est pas le problème.
Le problème est l’attachement à la montre. Alors que puis-je faire ?
Lâcher prise, la laisser de côté – la poser doucement, sans aucune
aversion. Plus tard, si nécessaire, je pourrai la reprendre, lire
l’heure et la reposer.
Vous pouvez adopter la même attitude de « laisser de côté » en ce
qui concerne les plaisirs des sens. Peut-être avez-vous l’envie de
prendre du bon temps, de vous amuser. Comment abandonner ce désir sans
aucune aversion ? Reconnaissez-le simplement, sans le juger. Vous
pouvez observer la volonté de vous en défaire – parce que vous vous
sentez coupable d’avoir ce genre de désir futile – mais mettez tout
simplement cela de côté. A cet instant, voyant ce désir tel qu’il est
et le reconnaissant comme seulement du désir, vous n’y êtes plus
attaché.
La pratique consiste donc à cultiver cette attitude à chaque moment
de la vie quotidienne. Quand vous vous sentez déprimé et négatif, le
moment même où vous refusez de vous complaire dans ce sentiment est
une expérience de libération. Lorsque vous êtes vraiment conscient de
ça, vous savez qu’il n’est ni nécessaire, ni inévitable de sombrer
dans un océan de dépression et de désespoir. En fait, vous pouvez y
mettre un terme en apprenant à ne pas y accorder une seconde pensée.
Il s’agit de découvrir cela à travers la pratique afin de savoir,
pour vous-même, comment abandonner l’origine de la souffrance. Peut-on
délaisser le désir par un acte de volonté ? Y-a-t-il véritablement
quelqu’un ou quelque chose qui lâche à un moment donné ? Vous devez
contempler cette expérience qui consiste à lâcher prise, puis
l’examiner sérieusement, l’étudier jusqu’à ce que la réalisation se
produise. Continuez jusqu’à ce que vous compreniez « Ah, lâcher prise,
c’est ça, maintenant je vois ! » A cet instant, le désir a été
abandonné, mis de côté. Ça ne veut pas dire que vous allez en finir et
abandonner une fois pour toute le désir. Mais à cet instant précis,
vous avez relâché votre emprise et cette expérience a eu lieu tout à
fait consciemment. A ce moment, il y a réalisation. C’est ce qu’on
appelle « connaissance profonde ». Le terme utilisé en pali pour
décrire ce type de compréhension profonde, fruit de l’expérience vécue,
est ñana-dassana.
Ce fut durant ma première année de méditation que je compris
vraiment ce que « lâcher prise » signifie en tant qu’expérience. Je
savais, au niveau intellectuel, que je devais délaisser tout
attachement et je me demandais comment m’y prendre. Il me semblait
impossible de me défaire de quelque attachement que ce fut. Néanmoins,
je persévérais à contempler : « Comment donc abandonner le désir ?…
Vas-y, fais-le ! ». Je continuais ainsi, en proie à une frustration
grandissante. Mais, finalement, je compris clairement ce qui était en
train de se passer. Lorsqu’on essaye d’analyser en détail le processus
d’abandon du désir, on finit par rendre la chose très compliquée. Il
ne s’agit pas de quelque chose que l’on peut formuler, exprimer par
les mots : c’est quelque chose que l’on fait. C’est alors ce que je
fis, juste l’espace d’un instant, tout simplement.
De même, lâcher prise, se libérer de nos obsessions et problèmes
personnels n’est pas plus compliqué que ça. Il ne s’agit pas
d’analyser éternellement et d’aggraver ainsi le problème, mais de
cultiver la pratique de laisser les choses suivre leur cours, de ne
pas s’en saisir, de les laisser de côté. Au début, vous le faites,
mais, l’instant d’après, vous vous en saisissez à nouveau parce que
l’habitude est plus forte. Mais, au moins, vous avez une idée de ce
dont il s’agit. Ainsi, quand je fis l’expérience du lâcher prise à
propos du désir, je réalisai à ce moment que c’était ça « abandonner
le désir », mais tout de suite, je me suis mis à douter : « Je ne suis
pas capable de le faire, j’ai trop de mauvaises habitudes ! » Ne
laissez pas ce genre de pensées vous décourager, ne suivez pas cette
tendance qu’ont beaucoup d’entre nous à se rabaisser. N’écoutez pas
cette voix. Il importe seulement de persévérer dans la pratique de
lâcher prise, et plus vous prendrez confiance en votre habileté à le
faire, plus vous serez en mesure de réaliser l’état de non attachement.
REALISATION
Il est important d’avoir conscience que vous avez abandonné le
désir : quand vous ne portez plus de jugement ou n’essayez plus
d'éliminer quoi que ce soit, quand vous reconnaissez le désir pour ce
qu’il est… Lorsque vous êtes vraiment calme et serein, vous vous
apercevez qu’il n’y a pas d’attachement à quoi que ce soit. Vous
n’êtes pas pris au piège, à essayer d’obtenir ou de rejeter quelque
chose. La définition du bien-être est simplement celle-ci : connaître
les choses telles qu’elles sont sans ressentir la nécessité de les
juger.
Nous avons tendance à penser des choses comme : « Cela ne devrait
pas être comme ci… Je ne devrais pas être comme ça… Tu ne devrais pas
être comme ceci ou te comporter comme cela, et ainsi de suite… » Je
suis convaincu que je suis en mesure de vous dire ce que vous devriez
être : vous devriez être bon, gentil, généreux, travailleur, diligent,
courageux et faire preuve de compassion. Je n’ai pas besoin de vous
connaître pour vous dire tout cela ! Par contre, pour vraiment vous
connaître, je dois vous accepter tel que vous êtes, au lieu de me
référer à un idéal de ce qu’une femme ou un homme devrait être, ce
qu’un bouddhiste ou un chrétien devrait être. Cela ne veut pas dire
que nous ne savons pas ce que nous devrions être.
Notre souffrance vient de notre attachement à des idées concernant
l’aspect idéal des choses, ainsi que de notre tendance à les rendre
plus compliquées qu’elles ne sont. Nous conformer à nos idéaux les
plus élevés est une tâche impossible. La vie, les autres, le pays et
le monde dans lequel nous vivons : rien ne semble jamais aller comme
il faudrait. Nous devenons très critiques à propos de tout comme de
nous-mêmes : « Je sais, je devrais être plus patient, mais je n’en
suis pas capable ! »… Ecoutez ces « devrait », ces « ne devrait pas »
et tous ces désirs : avoir envie de ce qui est agréable, souhaiter
devenir ou vouloir se débarrasser de ce qui est laid ou bien pénible.
C’est comme si l’on écoutait quelqu’un se lamenter de l’autre côté
d'une palissade : « Je veux ci et je n’aime pas ça. Ça devrait être
comme ci et pas comme ça, etc… ». Prenez vraiment le temps d’écouter
cette voix qui se plaint, prêtez-lui toute votre attention.
Je pratiquais beaucoup de cette façon quand j’étais d’humeur morose
ou contestataire. Je fermais les yeux et me mettais à penser : « Je
n’aime pas ci et je ne veux pas de ça… Cette personne ne devrait pas
être comme ci… Le monde ne devrait pas être comme ça ! ». Je
continuais à écouter cette espèce de démon qui n’en finissait pas de
tout critiquer : le monde, vous, moi. Ensuite, je changeais de
registre : « Je désire le bonheur et le bien-être… Je veux me sentir
en sécurité… J’ai besoin d’être aimé ! ». Je pensais ainsi
délibérément, tout à fait consciemment et j’écoutais ces pensées afin
de les connaître, simplement pour ce qu’elles sont : des phénomènes
mentaux qui apparaissent selon leur nature conditionnée. Faites-en
donc une expérience réfléchie, formulez tous vos espoirs, vos désirs
et vos critiques. Soyez-en pleinement conscients. Ainsi, vous serez en
mesure de connaître le désir et de l’abandonner.
Plus vous contemplerez et examinerez l’attachement, plus claire se
fera pour vous la réalisation « Le désir doit être abandonné ».
Ensuite, par la pratique et la compréhension de ce que « lâcher prise
» signifie, le troisième aspect de la seconde Noble Vérité est révélé
: « Le désir à été abandonné ». Nous comprenons vraiment cette
expérience. Ce n’est pas une compréhension théorique, mais une
réalisation directe. Nous sommes conscients que le désir a été
abandonné. C’est ça la pratique.
Quelle est la Noble Vérité de la
Cessation de la Souffrance ?
C’est la disparition totale, la
cessation de cette même convoitise ; c’est la rejeter, l’abandonner, y
renoncer. Mais quels sont les prémices de cette convoitise qui doit
être abandonnée et amenée à sa cessation ? Partout où se trouve ce qui
paraît agréable et source de plaisir, sur ces prémices, la convoitise
doit être abandonnée et menée à sa cessation.
Il y a cette Noble Vérité de la
Cessation de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse,
connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses
jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité doit être pénétrée par la
réalisation de la Cessation de la Souffrance ; telle fut la vision,
révélation, sagesse, connaissance et lumière qui s’éleva en moi au
sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité a été pénétrée par la réalisation
de la Cessation de la Souffrance : telle fut la vision, révélation,
sagesse, connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses
jusqu’alors inexprimées.
[ SAMYUTTA NIKAYA – LVI – 11 ]
La Troisième Noble Vérité, sous ses trois aspects est la suivante :
« Il y a la cessation de la souffrance, de dukkha, la cessation de
dukkha doit être réalisée, la cessation de dukkha à été réalisée. »
L’objectif même de l’enseignement bouddhiste est de développer
notre capacité mentale à contempler notre expérience dans le but
d’abandonner nos vues erronées. Les Quatre Nobles Vérités nous
enseignent comment y parvenir par le biais d’une forme d’enquête,
d’une étude introspective – il s’agit de contempler nos réactions.
Pourquoi est-ce ainsi ? Quelle est la cause de ceci? Il est utile de
chercher à comprendre, par exemple, la raison pour laquelle les moines
se rasent le crâne, ou à découvrir la signification des différentes
apparences des effigies du Bouddha. Nous pratiquons la contemplation…
Notre esprit ne cherche pas à prendre parti, à décider si ces choses
sont bonnes ou mauvaises, utiles ou inutiles. La contemplation est
plutôt une forme d’ouverture mentale qui nous permet de considérer, de
nous interroger : « Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi choisit-on
d’être moine ou nonne ? Pourquoi ceux-ci doivent-ils recevoir leur
nourriture dans un bol ? Pourquoi donc renoncent-ils à l’argent ?
Pourquoi ne peuvent-ils pas produire leur nourriture ?… » Nous
arrivons ainsi à une appréciation de ce mode de vie qui a permis de
sauvegarder cette tradition de génération en génération, depuis le
temps de son fondateur, Gotama le Bouddha, jusqu’à nos jours.
Nous contemplons lorsque nous constatons la souffrance, lorsque
nous voyons la nature du désir, lorsque nous reconnaissons que
l’attachement à ce désir est souffrance. Nous avons alors la
révélation de l’abandon du désir et la réalisation de la non
souffrance, la cessation de la souffrance. Ce n’est que par la
contemplation que l’on peut faire l’expérience de ces révélations. Il
ne s’agit pas là de croyances ni d’opinions. On ne peut pas se forcer
à croire, ou arriver à cette connaissance par un acte purement
volontaire. Ces réalisations ne sont en fait possibles que si l’esprit
est ouvert, réceptif à l’enseignement. La croyance aveugle n’est
certainement pas ce qui est demandé, ni conseillé. Au contraire,
l’esprit doit être disposé à contempler, apprécier et considérer.
Cette attitude mentale est très importante car c’est de cette façon
que l’on peut échapper à la souffrance. Or, cela s’avère impossible
pour un esprit attaché à des positions fixes et à des préjugés, qui
croit tout savoir ou, à l’inverse, qui tient pour vrai tout ce que
disent les autres. Seul l’esprit réceptif à ces Quatre Nobles Vérités,
capable de contempler les choses – en particulier ses propres
réactions – se voit offrir une telle possibilité.
Peu d’entre nous réalisent l’absence de souffrance parce que cela
nécessite une forme de volonté hors du commun pour réfléchir et
chercher à comprendre au-delà de ce qui s’impose comme l’évidence. Il
faut posséder la motivation et le courage de vraiment observer nos
propres réactions, de contempler cette expérience mentale que
constitue l’attachement, d’examiner quelle en est la qualité, la
coloration.
Vous sentez-vous heureux ou libre lorsque vous êtes ainsi attaché à
un désir ? Est-ce une expérience qui vous rend confiant ou plutôt
déprimé ? C’est à vous de répondre à ces questions. Si vous arrivez à
la conclusion que l’attachement à vos désirs vous mène à plus de
liberté, dans ce cas, poursuivez cette voie. Attachez-vous
systématiquement à vos désirs et observez le résultat de cette
attitude.
Par la pratique, j’ai pu me rendre compte que l’attachement aux
désirs est synonyme de souffrance, d’insatisfaction. Il n’y a pas de
doute dans mon esprit. Je vois clairement que la souffrance dont j’ai
fait l’expérience au cours de mon existence était le résultat
d’attachements à des objets matériels, à des idées, à des attitudes ou
à des phobies. Je vois combien je me suis infligé de misères inutiles
par ma seule incapacité à abandonner ces attachements, et ce pour la
simple raison que je ne connaissais pas d’autre façon de vivre. J’ai
grandi aux Etats-Unis, le pays de la liberté. Le bonheur y est une
chose promise, mais en réalité, ce qui vous est offert, c’est le droit
de vous attacher à tout ce qui se présente. Le mode de vie américain
vous encourage à essayer d’emmagasiner le bonheur en accumulant une
multitude de choses. A l’opposé, si vous faites une bonne utilisation
des Quatre Nobles Vérités, l’attachement devient alors un objet de
contemplation, une expérience qu’il s’agit de vraiment comprendre ;
ainsi, la révélation, l’appréciation du non attachement se produit.
Encore une fois, il ne s’agit pas d’une position philosophique, ni
d’un ordre donné par votre intellect vous interdisant d’être attaché,
mais simplement de la réalisation, de l’acceptation d’un état de paix,
se manifestant tout naturellement en l’absence d’attachement ; cet
état est également libre de souffrance.
LA VERITE DE L’IMPERMANENCE
Ici, à Amaravati, nous chantons le Dhammacakkappavattana Sutta dans
sa version traditionnelle. Quand le Bouddha délivra son sermon sur les
Quatre Nobles Vérités, un seul des cinq disciples présents comprit
vraiment, rien qu’un seul eut une réalisation profonde. Les quatre
autres furent impressionnés et pensèrent qu’il s’agissait là d’un
enseignement très intéressant, mais seulement l’un d’entre eux,
Kondañña, fut en mesure de comprendre exactement ce que le Bouddha
leur exposait.
Des Devas étaient également présents qui écoutaient le sermon. Les
Devas sont des créatures célestes appartenant à d’autres plans
d’existence, de beaucoup supérieur à celui des humains. Leurs corps ne
sont pas matériels et grossiers comme les nôtres, mais immatériels ;
ils sont beaux, raffinés et intelligents. Eux aussi furent enchantés
d’entendre un tel sermon, mais aucun ne fut libéré pour autant.
Les Ecritures nous disent qu’ils furent ravis lorsque le Bouddha
réalisa l’Eveil et que leurs cris d’allégresse s’élevèrent dans les
cieux quand ils entendirent l’enseignement. Ceux d’un premier niveau
céleste l’entendirent et communiquèrent leur bonheur au niveau
supérieur et, bientôt, tous les Devas exprimaient leur joie, jusqu’au
niveau le plus élevé : le royaume de Brahma. La joie résultant de la
mise en mouvement de la Roue du Dhamma résonnait dans ces multiples
dimensions de l’univers et les Devas et Brahmas se réjouissaient de la
nouvelle. Cependant, seul Kondañña, un des cinq disciples, réalisa
l’illumination en écoutant le discours. A la fin du Sutta, le Bouddha
prononça les mots « Añña Kondañña ». Añña ayant le sens de «
connaissance profonde », añña Kondañña signifie donc : Kondañña, celui
qui comprend.
Qu’est-ce que Kondañña avait donc compris ? Quelle était cette
connaissance profonde dont le Bouddha fit l’éloge à la conclusion de
son discours ? C’était que toute chose qui est apparue doit également
disparaître. Au premier abord, cela ne semble pas être une
connaissance particulièrement hors du commun, mais pourtant, cela
implique en réalité la compréhension d’une loi universelle : tout ce
qui a pour nature d’apparaître a pour nature de disparaître – en
d’autres termes, on parle de quelque chose d'impermanent et dénué de
substance… Par conséquent, ne vous y attachez pas, ne vous laissez pas
duper par ce qui survient et passe. Ne cherchez pas à prendre refuge –
refuge que vous voulez fiable et durable – dans quoi que ce soit qui a
pour nature d’apparaître… car cela est également de nature à
disparaître.
Si vous voulez souffrir et gaspiller votre vie, investissez votre
temps et votre énergie à poursuivre des choses qui possèdent un début,
un commencement. Elles vous conduiront immanquablement à la fin, à la
cessation et vous ne serez pas plus sages au bout du compte. Vous
continuerez à tourner en rond, esclave des mêmes vieilles habitudes et
quand viendra le terme de votre existence, vous n’aurez rien appris de
vraiment important.
Plutôt que de vous contenter d’y penser, contemplez profondément la
loi qui suit : « Toute chose dont la nature est d’apparaître est
également de nature à disparaître. » Cherchez à comprendre comment
cela peut s’appliquer à la vie en général, à votre expérience vécue et
vous commencerez à voir. Contentez-vous de noter : commencement… fin.
Contemplez la nature des choses. C’est seulement ça, le monde des sens
: des choses qui commencent et qui cessent, qui ont un début et une
fin. La compréhension juste, samma ditthi, est possible au cours de
cette vie même. Je ne sais pas combien de temps Kondañña vécut après
ce premier enseignement du Bouddha, mais, à ce moment du discours, il
réalisa l’Eveil. A cet instant précis, il eut la compréhension
profonde.
J’aimerais mettre l’accent sur le fait qu’il est important de
développer cette façon de contempler. Plutôt que de vous contenter de
perfectionner une méthode visant à apaiser votre esprit – ce qui
représente indubitablement un aspect de la pratique – cherchez à
percevoir la méditation correcte comme un engagement à explorer, à
enquêter avec sagesse. Cela demande l’effort courageux de regarder les
choses en profondeur, sans verser dans l’auto-analyse ni établir de
jugement au niveau personnel sur les raisons de votre souffrance, mais
en vous engageant à vraiment cultiver la voie jusqu’à ce que vienne la
compréhension profonde. Cette connaissance parfaite résulte de
l’appréciation de ce schéma universel du début et de la fin. Une fois
que cette loi est comprise en profondeur, on voit que toute chose lui
est assujettie.
Tout ce qui est de nature à apparaître est de nature à disparaître
: il ne s’agit pas là d’un enseignement métaphysique. Cela n’a pas
pour but de décrire la réalité ultime – la réalité au-delà de la mort.
Mais, si vous comprenez en profondeur et êtes complètement conscient
que toute chose dotée d’un début possède une fin, alors vous
réaliserez la réalité ultime, la vérité éternelle, immortelle. Ce dont
nous parlons, donc, constitue un moyen habile pour arriver à cette
réalisation ultime. Notez bien la différence, ce n’est pas une formule
métaphysique, mais une formule qui peut vous guider jusqu’à la
réalisation métaphysique.
LE PHENOMENE DE LA MORT ET L’EXPERIENCE DE
LA CESSATION
Par la contemplation des Nobles Vérités, nous prenons conscience du
cœur du problème de l’existence humaine. Nous étudions ce sens
d’aliénation et d’attachement aveugle à la conscience sensorielle
discriminative qui résulte de l’attachement à ce qui semble séparé et
isolé dans notre expérience consciente. Nous sommes attachés aux
plaisirs des sens par ignorance. Lorsque nous nous identifions à ce
qui est mortel, donc condamné à disparaître, et qui, par conséquent,
ne peut être véritablement satisfaisant, cet attachement même est
souffrance.
Les plaisirs des sens sont tous des plaisirs éphémères. Tout ce que
nous pouvons voir, entendre, toucher, goûter, penser ou ressentir a
pour nature de mourir, est condamné à disparaître. Par conséquent, si
nous nous attachons aux sens, nous nous attachons à la mort. Si nous
n’avons pas fait ce travail de contemplation et que nous n’avons pas
vraiment compris cela, nous continuons à nous attacher à ce qui est
mortel avec l’espoir de repousser l’échéance pour quelque temps. Nous
faisons semblant de croire que nous serons vraiment heureux avec les
choses auxquelles nous sommes attachés, pour faire, en fin de compte,
l’expérience de la déception, de la désillusion et du désespoir. Il se
peut que nous réussissions à devenir ce que nous avons entrepris de
devenir, mais cela aussi devra s’achever car nous nous attachons à une
autre condition vouée à la dissolution. A ce point, avec le désir de
mourir, il se peut que l’idée du suicide ou de l’annihilation semble
une solution, mais la mort elle-même est une condition qui n’est pas
au-delà de la mort. Quel que soit le désir, quelle que soit la
catégorie à laquelle il appartient, si nous nous y attachons, nous
nous attachons à la mort. Ce qui suivra, par conséquent, c’est
l’expérience de la déception et du désespoir.
La dépression est une forme d’expérience de la mort au niveau
mental. Tout comme le corps meurt d’une mort physique, l’esprit meurt
aussi. Des états mentaux, qui ne sont que des états conditionnés,
meurent et disparaissent : nous appelons ces expériences tristesse,
dégoût de la vie, angoisse ou désespoir. Lorsque l’attachement est
présent, si nous faisons l’expérience de l’ennui, du chagrin, de
l’angoisse ou du désespoir, nous avons tendance à réagir en cherchant
une autre condition éphémère qui puisse se manifester. Par exemple, si
vous vous sentez déprimé, que l’envie de manger une part de gâteau au
chocolat vous vient à l’esprit et que vous passez à l’acte, l’espace
d’un instant, vous pouvez vous oublier, vous absorber dans le goût
délicieux et sucré du chocolat. A cet instant, il y a devenir. En
fait, ce que vous êtes devenu est ce plaisir conditionné par le goût
du chocolat que vous trouvez délicieux. Mais vous ne pouvez pas
maintenir, continuer cette expérience très longtemps. Vous avalez… et
que reste-t-il ? A ce moment, il vous faut trouver autre chose. C’est
ça « devenir » !
Nous sommes aveuglés, enfermés dans ce processus de devenir
conditionné par les sens. Mais, par la compréhension du désir –
compréhension dépourvue de jugement sur la beauté ou la laideur du
monde sensuel – nous sommes en mesure de le voir tel qu’il est. La
compréhension est présente. De cette façon, en mettant ces désirs de
côté au lieu de nous en saisir, nous faisons l’expérience de la
cessation de la souffrance, nirodha – c’est-à-dire de la Troisième
Noble Vérité – qui doit être réalisée au niveau individuel. Nous
contemplons la cessation. Nous prenons note – « Ceci est la cessation
» – et nous savons que quelque chose a pris fin.
PERMETTRE AUX CHOSES DE SE MANIFESTER
Avant de pouvoir vraiment lâcher prise et mettre les choses de côté,
il faut en prendre pleinement conscience. La méditation est un moyen
de permettre au subconscient de se manifester consciemment. Toutes les
déceptions, les peurs et les angoisses, tous les désirs inavoués et
les ressentiments ont la possibilité de devenir conscients. Beaucoup
de gens aspirent à un idéal très élevé et, par conséquent, sont
parfois très déçus de leur incapacité d’être à la hauteur – de ne pas
se mettre en colère, par exemple – tout ce que l’on devrait ou bien ne
devrait pas être. Dans ces conditions, nous pouvons aisément créer le
désir – et nous y attacher – de nous débarrasser de ces choses
négatives qui ne correspondent pas à notre idéal. Ce type de désir
peut sembler juste au niveau moral. Vouloir se débarrasser de pensées
cruelles, de ressentiments et de jalousie paraît bon, puisqu’une
personne respectable ne devrait pas les ressentir. C’est ainsi que
l’on crée un complexe de culpabilité.
Si nous contemplons cela, nous prenons pleinement conscience du
désir d'être à la hauteur de cet idéal et de nous débarrasser de ces
tendances négatives. Nous pouvons ainsi lâcher prise : plutôt que de
travailler à devenir cet individu parfait, nous laissons de côté ce
désir. Ne reste qu’un esprit clair et serein. Il n’est pas nécessaire
de devenir cet individu parfait, ce genre d’idéal n’étant qu’une
création mentale apparaissant, puis disparaissant ; l’esprit originel
reste le même.
L’idée de cessation est facile à comprendre au niveau intellectuel,
mais réaliser l’expérience que constitue la cessation peut s’avérer
très difficile, car cela nécessite de bien vouloir cohabiter avec ce
que l’on pense ne pas pouvoir supporter. Par exemple, quand j’ai
commencé à pratiquer la méditation, je m’attendais à ce que cela me
rende plus gentil, plus heureux et me conduise à faire l’expérience
d’états méditatifs très agréables. Mais, jamais auparavant, je n’avais
connu autant de haine et de colère qu’au cours de ces deux premiers
mois. Je me disais : « C’est affreux, la méditation m’a rendu pire
qu’avant ! ». Mais je réussis à contempler pourquoi tant de colère et
d’aversion remontaient à la surface. J’ai réalisé qu’en grande partie,
ma vie consistait précisément à fuir tout cela. Lorsque j’étais un
laïc, la lecture était une obsession. Où que j’aille, j’avais besoin
d’avoir des livres en ma possession. Lorsque la peur ou la colère
commençaient à se manifester, je prenais refuge dans un bouquin… ou
alors, j’allumais une cigarette… ou bien encore je mangeais quelque
chose, convaincu d’être quelqu’un de gentil, incapable de haïr les
autres. Le moindre signe d’aversion ou de haine était réprimé.
C’est la raison pour laquelle, durant les premiers mois de ma vie
monastique, j’avais désespérément besoin de trouver différentes
activités. Je cherchais les moyens de me distraire parce que la
pratique de la méditation ramenait à ma mémoire toutes sortes de
choses que j’avais essayé d’oublier. Des souvenirs d’enfance, mais
aussi de mon adolescence, refaisaient surface continuellement,
accompagnés d’un sentiment de colère et de haine si fort qu’il devint
presque intolérable. Mais je commençais à voir qu’il me faudrait
supporter ces émotions : j’ai donc fait preuve de patience. C’est
ainsi que toute la haine et la colère que j’avais réprimée en trente
ans d’existence fit irruption, pour ainsi dire, et put se consumer et
s’éteindre grâce à la méditation. C’était un processus de
purification.
Pour permettre à ce processus de cessation de prendre place, nous
devons être prêts à souffrir. C’est pourquoi j’insiste sur
l’importance de la patience. Nous devons faire de la souffrance une
expérience pleinement consciente car c’est seulement en l’accueillant
que la souffrance peut prendre fin. Quand nous prenons conscience que
nous souffrons physiquement ou mentalement, il convient alors de faire
face à cette douleur qui est présente. Nous l’acceptons complètement,
l’accueillons et la prenons comme objet de contemplation en lui
permettant d’être ce qu’elle est. Cela demande d’être patient et de
surmonter le désagrément d’une condition quelle qu’elle soit. Au lieu
de nous enfuir, nous devons endurer l’ennui, le désespoir, le doute et
la peur pour être à même de voir et de comprendre que ces conditions
prennent fin.
Tant que nous ne permettons pas aux choses de cesser, nous
continuons à créer du nouveau kamma qui ne fait que renforcer nos
habitudes. Quand quelque chose se manifeste, nous nous en saisissons
et nous l’utilisons pour fabriquer toutes sortes de créations mentales.
Tout devient plus compliqué ainsi. De cette manière, ces réactions
sont répétées continuellement au cours de nos vies. Tourner en rond à
la poursuite de nos désirs dans l’espoir d’éviter nos peurs ne peut
pas nous conduire à la paix. Nous contemplons la peur et le désir pour
qu’ils cessent de nous duper : il est nécessaire de comprendre ces
forces qui nous mystifient pour qu’elles arrêtent de nous tromper et
soient ainsi autorisées à cesser. Le désir et la peur nous révèlent
leurs qualités fondamentales : ils sont impermanents, insatisfaisants
et impersonnels. Ils sont vus et compris pour ce qu’ils sont, c’est
ainsi que la souffrance prend fin.
Il est vraiment très important de comprendre la différence entre
cessation et annihilation – le désir qui peut se manifester de se
débarrasser des choses. La cessation est la fin naturelle de toute
condition qui est apparue. C’est autre chose que le désir ! Ça n’est
pas une création mentale, mais l’achèvement de ce qui a commencé, la
mort de ce qui est né. Par conséquent, la cessation n’a rien de
personnel, elle n’est pas le résultat de la volonté de se débarrasser
de choses, mais se produit lorsque l’on permet à ce qui est apparu de
disparaître. Pour ce faire, on doit abandonner la convoitise. Ça ne
veut pas dire rejeter ou refouler : abandonner possède plutôt ici le
sens de lâcher prise, laisser de côté.
Lorsque la fin s’est produite, ce qui vient ensuite est
l’expérience de nirodha : la cessation, la vacuité, l’absence
d’attachement. Nirodha est un autre terme pour évoquer la réalisation
de Nibbana. Lorsque vous avez permis à quelque chose de partir et de
cesser, il ne reste que la paix, la sérénité.
Vous pouvez faire l’expérience de cette tranquillité lorsque vous
pratiquez la méditation. Quand vous avez laissé un désir se résorber,
disparaître de votre conscience, une paix profonde s’ensuit. Il s’agit
de la sérénité véritable, située au-delà de la mort. Quand vous
réalisez clairement cette expérience, quand vous comprenez vraiment de
quoi il s’agit en l’ayant vécu, vous réalisez Nirodha Sacca, la Vérité
de la Cessation : un espace dans lequel il n’y a pas d'ego, mais où
règnent vigilance et clarté. La véritable signification du bonheur
suprême, de la béatitude est cette paix de la conscience transcendant
totalement la souffrance et l’angoisse.
Si nous ne laissons pas survenir la cessation, nous avons tendance
à opérer sur la base de suppositions que nous faisons sans même en
avoir conscience. Parfois, ce n’est que lorsque nous commençons à
méditer que nous nous rendons compte combien tant de peur et de manque
de confiance remontent à des expériences de l’enfance. Je me souviens
que, lorsque j’étais un petit garçon, j’avais un très bon ami qui se
désintéressa de moi et me rejeta. A la suite de cet événement, je fus
vraiment déprimé pendant des mois. Cela laissa une impression très
profonde dans ma mémoire. Je compris par la suite, à travers la
méditation, que cet incident apparemment minime avait profondément
conditionné ma relation aux autres – j’ai toujours ressenti une grande
peur d’être rejeté. Je ne m’en étais pas rendu compte, jusqu’à ce que
ce souvenir précis se mette à revenir continuellement au cours de la
méditation. L’esprit rationnel nous dit que c’est ridicule de passer
notre temps à analyser les tragédies de notre enfance. Mais, si
celles-ci ne cessent de visiter notre conscience, il est possible que
ce soit parce qu’elles essayent de nous dire quelque chose sur les
suppositions et les conditionnements qui ont été mis en place lorsque
nous étions enfant.
Si vous faites l’expérience, pendant votre méditation, de souvenirs
ou de peurs obsessionnelles, au lieu de vous sentir frustré et
contrarié, apprenez à les voir comme des choses qu'il convient
d'accepter en votre conscience, de façon à pouvoir les laisser de côté.
Vous avez la possibilité d’organiser votre quotidien afin d’éviter de
voir ces choses ; ainsi, les conditions nécessaires à leur apparition
sont réduites. Vous pouvez vous engager pour de grandes causes ou dans
d’importantes activités ; dans ce cas, ces anxiétés et phobies non
identifiées ne deviennent jamais conscientes – mais que se passe-t-il
lorsque vous lâchez prise ? Le désir ou l’obsession sont mouvants et
ils se déplacent vers la cessation : ils prennent fin. Par cette
expérience, vous avez la révélation qu’il y a la cessation du désir.
Ceci constitue le troisième aspect de la Troisième Noble Vérité: la
cessation a été réalisée.
REALISATION
Ceci doit être réalisé. Le Bouddha était catégorique. C’est une
vérité à réaliser, ici et maintenant. Il n’est pas nécessaire
d’attendre la mort pour nous rendre compte que c’est tout à fait ainsi.
Au contraire, cet enseignement s’adresse aux vivants, aux êtres
humains que nous sommes. Chacun d’entre nous doit réaliser cette
vérité. Je peux vous en parler et vous encourager à pratiquer, mais je
ne peux pas vous obliger à la réaliser !
Ne vous dites pas qu’il s’agit là de quelque chose d’inaccessible,
bien au-delà de vos capacités. Lorsque nous parlons du Dhamma, de la
Vérité, nous faisons référence à quelque chose que nous pouvons voir
par nous-mêmes, ici et maintenant. Nous sommes en mesure de nous
tourner dans cette direction, de nous incliner dans le sens de la
vérité. Nous sommes capables de prendre conscience de la réalité
présente, à cet endroit précis, maintenant. C’est ça, pratiquer la
pleine conscience : être éveillé, alerte et porter notre attention sur
ce qui se produit. A travers la pleine conscience, nous observons le
sentiment d’être une personne unique et différente des autres, nous
étudions la façon dont se manifeste l’ego qui s’identifie au monde –
moi et ce qui m’appartient : mon corps, mes sentiments, mes souvenirs,
mes pensées, mes vues et mes opinions, ma maison, ma voiture et ainsi
de suite…
J’avais une forte tendance à l’autocritique. Ainsi, lorsque la
pensée « Je suis Sumedho » me venait à l’esprit, d’autres pensées de
caractère méprisant suivaient, du genre « Je ne suis pas à la hauteur
» – mais dites-moi, d’où viennent ces pensées et où
disparaissent-elles ?… Ou, au contraire : « J’en sais beaucoup plus
que vous, je suis bien plus accompli. J’ai vécu la vie de moine
pendant bien des années, je suis sûr d’être meilleur que vous ! ».
D’où cela vient-il et où cela se termine-t-il ?
Quand l’arrogance, la satisfaction ou le dénigrement sont présents,
quoi que ce soit, faites-en l’examen, écoutez cette voix intérieure :
« Je suis… ». Soyez conscient et attentif à l’espace qui précède la
pensée ; puis, à la pensée elle même et prenez ensuite conscience de
l’espace qui suit. Maintenez votre attention sur cet espace, ce vide à
la fin. Combien de temps pouvez-vous garder votre attention sur cet
espace, cette absence d’activité ? Vous pourrez peut-être entendre une
sorte de vibration sonore intérieure, le son du silence, le son
primordial. Quand vous concentrez votre attention sur cet objet, vous
pouvez vous demander si le sentiment « Je suis » est présent. Vous
vous apercevrez alors que, lorsque vous êtes vraiment vide, quand il
n’y a que clarté, vigilance et attention, il n’y a pas d'ego. Il
n'existe pas de sentiment de « Moi » et de « Mon ». Ma pratique est de
prendre refuge dans cet état spacieux et de contempler le Dhamma :
ceci est juste ce qui est. Le corps n’est ni plus ni moins que cette
expérience. Je peux lui attribuer un nom ou pas, mais, pour le moment,
c’est simplement ça. « Ça » n’est pas Sumedho.
Il n’y a pas de moine bouddhiste dans cet espace. « Moine
bouddhiste » est simplement une convention appropriée aux lieu et
heure. Quand les gens font votre éloge et disent que vous êtes
extraordinaire, vous pouvez en prendre connaissance en évitant d'en
faire une question personnelle ; il s’agit simplement de quelqu’un
offrant son appréciation. Vous n’oubliez pas qu’en fait il n’y a pas
de moine bouddhiste ici, mais seulement cette expérience immédiate.
C’est simplement comme ça. Si je désire qu’Amaravati, le monastère où
je vis, soit une réussite et que ça semble être le cas, je suis
satisfait. Mais, si c’est un échec, si personne ne s’y intéresse,
alors nous ne pouvons pas payer les factures et tout se casse la
figure – c’est la catastrophe ! Mais, en fait, Amaravati n’est qu’une
illusion. L’idée d’une personne à laquelle on se réfère en tant que
moine bouddhiste ou celle d’un monastère appelé Amaravati ne sont que
des conventions, pas une réalité suprême. A cet instant précis, les
choses sont seulement comme ça, simplement telles qu’elles doivent
être. Ainsi, on ne porte pas le poids d’un tel endroit sur les épaules,
parce qu’on le voit clairement tel qu’il est et qu’il n’y a personne
d'impliqué en réalité. De la même façon, que cela réussisse ou échoue
n’a plus d’importance.
Dans la vacuité, les choses sont simplement ce qu’elles sont. Quand
nous sommes ainsi conscients, nous ne sommes pas pour autant
indifférents au succès ou à l’échec et résolus à ne plus rien faire.
Nous pouvons décider de passer à l’action. Nous sommes tout à fait
capable de juger de ce que nous pouvons accomplir : nous comprenons ce
qui doit être effectué et pouvons l’exécuter correctement. Alors,
toute chose fait partie du Dhamma, la réalité immédiate. Nous agissons
tel que nous le faisons car nous comprenons que c’est ce qu’il
convient de faire, ici et à maintenant, plutôt que de suivre des
ambitions personnelles ou une peur de l’échec.
La voie qui mène à la cessation de la souffrance est celle de la
perfection. Le mot « perfection » est plutôt intimidant parce que nous
nous trouvons très imparfaits. En tant que personnalité, nous nous
demandons comment nous pouvons ne serait-ce qu’oser considérer la
possibilité d’être parfaits. La perfection humaine est un sujet dont
personne ne parle jamais ; cela semble complètement impossible de
concevoir la perfection chez un être humain. Pourtant, un Arahant est
simplement un être humain qui a perfectionné son existence, quelqu’un
qui a appris tout ce qu’il y a à apprendre en appliquant cette loi
fondamentale : « Tout ce qui est sujet à l’apparition est sujet à la
cessation. » Un Arahant n’a pas besoin de tout savoir sur tout ; il
lui suffit de connaître et de comprendre parfaitement cette loi.
Nous utilisons notre potentiel de sagesse – « La sagesse du Bouddha
» – pour contempler le Dhamma, les choses telles qu’elles sont. Nous
prenons refuge dans la Sangha, c’est-à-dire ceux qui font le bien et
refusent de faire le mal. La Sangha est une entité, une communauté. Il
ne s’agit pas d’un conglomérat de personnalités ou de caractères
différents. Le sens d’être un individu particulier, d’être un homme ou
une femme, n’a pas d’importance. Cette Sangha est vue comme un Refuge.
Bien que les manifestations soient toutes différentes, il existe une
unité qui rend notre réalisation identique. En étant éveillés,
vigilants et libérés de nos attachements, nous réalisons la cessation
et demeurons dans la vacuité où nous fusionnons tous. Il n’existe pas,
là, de personne. Les gens peuvent apparaître et disparaître dans cet
espace, mais il n’y a pas de personne. Il n’y a que clarté,
conscience, paix et pureté.
Quelle est la
Noble Vérité qui mène à la cessation de la souffrance ?
Elle n’est autre
que le Noble Chemin Octuple, c’est-à-dire : la Compréhension Juste,
l’Intention Juste, la Parole Juste, l’Action Juste, le Moyen
d’Existence Juste, l’Effort Juste, l’Attention Juste et la
Concentration Juste.
Ceci est la Noble Vérité de la Voie qui mène à la
cessation de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse,
connaissance et lumière qui apparut en moi au sujet de choses
jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité doit être pénétrée en cultivant
la Voie qui mène à la cessation de la Souffrance : telle fut la
vision, révélation, sagesse, connaissance et lumière qui apparut en
moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité a été pénétrée en cultivant la
Voie qui mène à la cessation de la Souffrance : telle fut la vision,
révélation, sagesse, connaissance et lumière qui apparut en moi au
sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
[ SAMYUTTA NIKAYA – LVI – 11 ]
La Quatrième Noble Vérité, à l’instar des trois premières, possède
trois aspects. Le premier est le suivant : « Il y a le Noble Chemin
Octuple – Atthangika magga – la voie qui mène hors de la souffrance. »
On l’appelle également le Noble Chemin – Ariya magga. Dans le deuxième
aspect, il est ajouté : « Cette voie doit être développée ». La
réalisation finale, celle de l’Arahant, constitue ensuite le troisième
aspect : « La voie a été pleinement développée ».
Le Chemin Octuple est présenté selon une séquence commençant avec
la Compréhension Juste, autrement dit parfaite, suivie de l’Intention
Juste ou encore Aspiration Juste, parfaite – Samma ditthi et Samma
sankappa ; ces deux premiers éléments de la Voie sont regroupés sous
le terme Sagesse – Pañña. L’Engagement à mener une existence morale –
Sila – est une conséquence de Pañña et regroupe la Parole Juste,
l’Action Juste et le Moyen d’Existence Juste – Samma vaca, Samma
kammanta et Samma ajiva. On peut les appeler aussi Parole Parfaite,
Action Parfaite et Façon Parfaite de gagner sa vie.
Ensuite, nous avons l’Effort Juste, l’Attention Juste, puis la
Concentration Juste – Samma vayama, Samma sati et Samma samadhi – qui
résultent naturellement de Sila. Ces trois derniers procurent
l’équilibre émotionnel et concernent le cœur – en tant que centre de
notre vie émotionnelle – qui peut être libéré de l’égoïsme. Par
l’Effort Juste, la Compréhension Juste et la Concentration Juste, le
cœur est pur, libéré de la cruauté, de l’ignorance et de la cupidité,
de n’importe quelle manifestation de l’égoïsme. Lorsque le cœur est
libre et purifié, l’esprit est serein. La Sagesse, Pañña –
c’est-à-dire la Compréhension Juste et l’Aspiration Juste – est le
fruit d’un cœur libre : ceci nous ramène au point de départ.
Les éléments du Chemin Octuple peuvent donc être regroupés, ainsi,
en trois sections :
1 LA SAGESSE – Pañña
- La Compréhension Juste – Samma ditthi
- L’Aspiration Juste – Samma sankappa
2 LA MORALITE – Sila
- La Parole Juste – Samma vaca
- L’Action Juste – Samma kammanta
- Le Moyen d’Existence Juste – Samma ajiva
3 LA CONCENTRATION – Samadhi
- L’Effort Juste – Samma vayama
- L’Attention Juste – Samma sati
- La Concentration Juste – Samma samadhi
Le fait que nous les énumérions dans cet ordre ne signifie pas que
ces facteurs apparaissent de façon linéaire, en séquence. En réalité,
ils se manifestent ensemble.
Il est possible de parler du Chemin Octuple en disant que,
premièrement, il y a la Compréhension Juste, puis l’Aspiration Juste
et ainsi de suite… Mais, en réalité, présenté de cette manière, cela
nous enseigne simplement à méditer sur l’importance qu’il y a d’être
responsables de nos paroles et de nos actes au cours de nos vies.
LA COMPREHENSION JUSTE
Le premier facteur du Chemin Octuple est la Compréhension Juste qui
est la conséquence d’avoir pénétré, d’avoir vu les trois premières
Nobles Vérités. Si cette réalisation a eu lieu, alors on possède la
Compréhension Parfaite du Dhamma – la vision claire que « Tout ce qui
est de nature à apparaître est également de nature à disparaître ».
C’est aussi simple que ça. Il n’est pas nécessaire de passer beaucoup
de temps à lire et à relire « Tout ce qui est de nature à apparaître
est de nature à disparaître » pour comprendre la phrase, mais cela
demande pas mal de temps à la plupart d’entre nous pour réellement
connaître la signification profonde de ces mots plutôt que leur simple
sens conceptuel.
La vision, ou connaissance intérieure, appartient en fait au
domaine de l’intuition, au-delà de celui des idées, des opinions. Il
ne s’agit plus de « Je pense que je sais… », ou encore « OK, ça semble
raisonnable, logique. Je suis d’accord avec ça. J’aime ces idées… ».
Ce type de savoir est purement cérébral, intellectuel, alors que la
connaissance intérieure est profonde. Il s’agit de quelque chose de
vraiment perçu, de manière intuitive, au-delà du doute.
Cette connaissance profonde résulte des neuf réalisations
précédentes. Il y a donc un enchaînement qui aboutit à la
compréhension juste des choses telles qu’elles sont – c’est-à-dire que
tout ce qui est de nature à apparaître est de nature à disparaître, de
nature impersonnelle, dénuée de substance. Quand la Compréhension
Juste est présente, vous avez lâché l’illusion de l’ego, d’une
personnalité inaltérable et pourtant dépendante de conditions
éphémères, mortelles – concept qui est en soi contradictoire. Le corps
demeure, les sensations et les pensées subsistent, mais ils sont
simplement ce qu’ils sont – la croyance que nous sommes notre corps ou
nos opinions disparaît. Nous accordons de l’importance aux choses
telles qu’elles sont. Nous n’essayons pas de dire que ces phénomènes
n’ont aucune réalité ou qu’ils sont différents de ce qu’ils sont. Ils
sont exactement ce qu’ils sont et rien de plus. Mais, quand la
compréhension juste est absente, lorsque nous ne comprenons pas ces
vérités, nous avons tendance à attribuer aux choses une substance, une
personnalité qui n’existe que dans notre esprit. Nous croyons voir
alors toutes sortes de choses et nous créons d’innombrables problèmes
liés aux conditions dont nous faisons l’expérience.
L’angoisse et le désespoir qui nous affligent, nous les humains,
viennent de ce qui est ajouté, créé, causé par la présence de
l’ignorance au moment présent. C’est bien attristant de se rendre
compte que la misère et l’angoisse de l’humanité trouvent leur source
dans une illusion – une sorte d’hallucination collective. Le désespoir
est vide et n’a pas de raison d’être. Quand vous voyez cela, vous
commencez à ressentir une immense compassion pour tous les êtres
vivants. Comment pouvons-nous haïr ou montrer de l’animosité envers
quelque individu que ce soit, quand nous savons qu’il est prisonnier
de l’ignorance ? C’est à cause d’un malentendu terrible que tous les
êtres sont conditionnés à agir comme ils le font.
Lorsque nous méditons, nous pouvons faire l’expérience d’un niveau
de paix, de tranquillité relatif au ralentissement de l’activité
mentale. Si notre esprit est calme et que nous regardons une fleur,
par exemple, nous la voyons telle qu’elle est. Quand il n’y a aucun
attachement – rien à obtenir, rien à rejeter – si ce que nous voyons,
entendons ou contactons par l’intermédiaire de nos sens est quelque
chose de beau, de raffiné, dans ce cas, cette chose est vraiment
belle. Nous ne sommes pas en train d’évaluer, de comparer, d’essayer
de nous l’approprier, ni de la posséder ; ainsi, nous trouvons
beaucoup de joie à apprécier simplement la beauté alentour, car nous
n’éprouvons pas le besoin de l’utiliser à quelque fin que ce soit. Il
n’y a rien à ajouter ni à supprimer.
Nous associons à la beauté une notion de pureté, de vérité et de
sublimité. Il ne s’agit pas de la prendre pour un piège destiné à nous
duper : « Ces fleurs sont ici pour me détourner du droit chemin ».
C’est là une forme de puritanisme, la réaction d’un méditant aigri,
intolérant. Si notre conscience est pure, nous pouvons apprécier la
beauté d’une personne du sexe opposé sans désir de contact ni de
possession. Quand la convoitise ou l’intérêt égoïste sont absents,
nous pouvons nous réjouir de la beauté des autres, qu’ils soient
hommes ou femmes. Il y a là honnêteté, appréciation des choses telles
quelles sont. C’est la signification du mot libération – vimutti. Nous
sommes libérés de ces liens qui déforment et corrompent la beauté
environnante, celle du corps humain, par exemple. Nos consciences
peuvent être tellement corrompues et négatives, déprimées et
obsessionnelles en ce qui concerne certains phénomènes, que nous
sommes incapables de les voir telles qu’ils sont. Si nous ne possédons
pas la Compréhension Juste, nous voyons le monde à travers des filtres
de plus en plus épais et trompeurs.
La Compréhension Juste doit être développée par la contemplation,
en utilisant l'enseignement du Bouddha. Le Dhammacakkappavattana
Sutta, particulièrement intéressant pour ce travail, constitue un
moyen de référence utile à la réflexion. Nous pouvons également
utiliser d’autres suttas du Tipitaka tels que ceux qui ont pour sujet
la Loi sur l’Origine Dépendante – paticcasamuppada, un enseignement
fascinant à étudier. Si vous contemplez votre expérience à travers ces
enseignements, vous êtes en mesure de voir clairement la différence
entre les phénomènes en tant que Dhamma et les illusions, les
fabrications mentales que nous créons par habitude autour de ce qui
est en réalité impersonnel. C’est pour cette raison que nous devons
établir très consciemment une ferme attention aux choses telles
qu’elles sont. Si la compréhension des Quatre Nobles Vérités est
présente, alors le Dhamma est présent.
Avec la Compréhension Juste, toute manifestation est perçue en tant
que Dhamma. Par exemple, nous sommes assis ici… ceci est Dhamma. Nous
n’attribuons pas, ni à ce corps ni à cet esprit, une personnalité
pourvue de toutes ses opinions et idées, de toutes les pensées et
réactions conditionnées acquises par ignorance. Nous contemplons,
l’attention fermement établie dans le présent : « C’est ainsi. Ceci
est Dhamma ! » Nous gardons à l’esprit la compréhension que cette
formation physique est simplement Dhamma. Ce n’est pas là l’ego :
c’est impersonnel.
De la même façon, nous voyons la sensibilité de cette formation
physique en tant que Dhamma, au lieu de la considérer comme quelque
chose de personnel : « Je suis sensible !… Je ne suis pas sensible !…
Tu ignores ma sensibilité !… Qui est le plus sensible ?… Pourquoi
faisons-nous l’expérience de la douleur ?… Pour quelle raison Dieu
a-t-il créé la souffrance ?… Pourquoi n’a-t-il pas créé uniquement le
plaisir ?… Pourquoi y-a-t-il tant de tourments dans le monde ?… C’est
injuste, les gens meurent et nous devons être séparés de ceux que nous
aimons !… Ressentir l’angoisse est horrible… »
Il n’y a pas de Dhamma là-dedans, n’est-ce pas ? Tout est pris au
niveau personnel – « Pauvre de moi ! Je n’aime pas ceci… Je ne veux
pas de ça… Ce que je désire, c’est la sécurité, le bonheur, le plaisir
et tout ce qu’il y a de mieux… Ça n’est pas normal que ces choses ne
me soient pas données. C’est injuste que mes parents n’aient pas été
des individus complètement accomplis spirituellement… C’est anormal
que ceux qui nous dirigent – nos leaders politiques – ne soient pas
des modèles de sagesse et de vertu… Si tout était juste, on élirait
des Arahants comme Président de la République… »
Bien évidemment, j’exagère et j’essaye de faire apparaître le côté
absurde de ce sentiment de « Ça n’est pas normal, ça n’est pas juste »
poussé au point où l’on attend de Dieu qu’il crée tout pour nous et
nous offre un bonheur inaltérable. C’est ainsi que beaucoup de gens
pensent, même s’ils ne le disent pas tout haut. Mais, lorsque nous
réfléchissons correctement, nous voyons : « C’est de cette façon que
sont les choses. La douleur est comme ci et le plaisir comme ça. Ainsi
va l’expérience consciente ! » Nous acceptons pleinement, consciemment
notre expérience sensible, émotionnelle. Nous respirons. Cette
attitude nous permet d’aspirer à la libération.
Quand notre réflexion s’aligne sur le Dhamma, nous contemplons
notre propre humanité telle qu’elle est. Nous cessons de la considérer
à un niveau personnel ou de reporter la faute sur quelqu'un d'autre si
les choses ne sont pas exactement comme nous aimerions ou voudrions
qu’elles soient. Les choses sont ce qu’elles sont et nous sommes tels
que nous sommes. Vous pouvez vous demander pourquoi nous ne pouvons
pas être tous absolument identiques – avec la même tendance à la
colère, la même convoitise et la même ignorance – sans cette infinité
de variations et de permutations. Cependant, même si nous réalisons
que l’expérience humaine se limite à quelques phénomènes élémentaires
communs, chacun d’entre nous doit faire l'expérience de son propre
kamma, c’est-à-dire de toutes ses obsessions et habitudes
particulières, toujours différentes – en qualité et en intensité – de
celles d’une autre personne.
Pour quelle raison ne pouvons-nous pas être tous égaux, être tous
dotés des mêmes attributs, et nous ressembler en tout – spécimen
unique et androgyne ? Dans un tel monde, il n’existerait pas
d’injustice, les différences n’auraient pas cours, tout serait
absolument parfait et l’inégalité impossible. Mais, en reconnaissant
le Dhamma, nous réalisons que, dans un monde où tout n’est que
condition dépendant d’une infinité d’autres conditions, il n’existe
pas deux choses identiques. Elles sont toutes différentes, infiniment
variables et changeantes, et plus nous essayons de conformer tous ces
phénomènes conditionnés à nos idées, plus nous sommes frustrés. Nous
tentons de façonner l’autre et la société de façon à ce qu’ils
correspondent à nos idées sur la nature et le fonctionnement des
choses, mais nous finissons toujours par nous sentir spoliés. Si nous
contemplons avec sagesse, nous réalisons que c’est ainsi, que ceci est
la façon dont les choses doivent être, qu’il n’y a pas d’autre manière
possible.
Mais il ne s’agit pas d’une attitude fataliste ou négative. Ça
n’est pas du tout dire : « C’est ainsi et il n’y a rien à faire à ce
sujet ! » Il s’agit, bien au contraire, d’une réponse très positive
qui consiste à accepter le flot de la vie pour ce qu’il est. Même si
cela diffère de ce que nous voulons, nous pouvons l’accepter et
consentir à apprendre de l’expérience.
Nous sommes des êtres conscients, intelligents, capables de
mémoriser ce que la vie nous apprend. Nous communiquons grâce au
langage. Au cours de plusieurs millénaires, nous avons développé la
raison, la logique et notre faculté d’analyse. Ce qu’il nous reste à
faire, c’est comprendre de quelle façon utiliser ces capacités comme
outil pour la réalisation du Dhamma, plutôt que d’en faire des
acquisitions ou des problèmes personnels. Les gens qui ont développé
leur faculté d’analyse finissent souvent par l’exercer à leur encontre.
Ils s’enlisent dans l’autocritique et en arrivent même parfois à se
détester. Cela se produit car nos facultés à discriminer ont tendance
à se focaliser sur ce qui va mal. C’est de cette manière que
fonctionne la discrimination : distinguer comment ceci est différent
de cela. Que se passe-t-il quand vous le faites à propos de vous-mêmes
? C’est bien simple, vous échafaudez une liste entière de fautes et
d’imperfections qui vous donnent le sentiment d’être un cas
complètement désespéré.
Quand nous développons la Compréhension Juste, nous nous servons de
notre intelligence pour réfléchir et contempler. Nous utilisons
également notre capacité à être attentifs, à être réceptifs à la
réalité du moment. Quand nous contemplons ainsi, nous employons
simultanément notre sagesse et notre attention. Dans ce cas, nous
exploitons notre capacité à analyser, à distinguer avec sagesse –
vijja, au lieu d’agir sous l’influence de l’ignorance – avijja. Cet
enseignement des Quatre Nobles Vérités est à votre disposition pour
vous aider à utiliser, d’une manière sage, votre intelligence – votre
capacité à contempler, réfléchir et penser – plutôt que de sombrer
dans une spirale de convoitise, de cruauté ou d’autodestruction.
L’ASPIRATION JUSTE
Le deuxième facteur du Chemin Octuple est Samma sankappa, que l’on
traduit parfois par « Pensée Juste » – l’action de penser correctement.
Mais ce terme possède en fait une qualité plus dynamique qui peut être
rendu par « Intention », « Attitude » ou « Aspiration ». Je préfère
utiliser le mot « Aspiration » qui, d’une certaine manière, s’adapte
particulièrement à ce Chemin Octuple car, lorsque nous suivons une
voie spirituelle, nous aspirons à la réalisation d’un état situé au-delà
de notre condition humaine.
Il importe de reconnaître que l’aspiration diffère fondamentalement
du désir. Le terme pâli tanha désigne le « désir conditionné par
l’ignorance », alors que sankappa signifie « aspiration non
conditionnée par l’ignorance ». L’aspiration à quelque chose peut nous
apparaître comme étant une sorte de désir car, en français, nous avons
tendance à utiliser le mot « désir » pour toute forme d'intention –
que ce soit aspirer à quelque chose ou vouloir. On peut croire que
cette aspiration représente une forme de tanha qui serait le désir de
devenir illuminé – mais Samma sankappa a pour source la Compréhension
Juste, distinguant clairement. Il ne s’agit pas de vouloir devenir
quoi que ce soit, ce n’est absolument pas le désir de devenir une
personne illuminée. Avec la compréhension juste, cette façon de penser
n’a plus de sens.
L’aspiration est un sentiment, une intention, une attitude, un
mouvement à l’intérieur de nous-mêmes. Notre esprit s’élève, il ne
sombre pas : il s’agit, en quelque sorte, de l’inverse du désespoir.
Quand la Compréhension Juste est présente, nous aspirons à la vérité,
à la pureté et à la compassion. La Compréhension Juste et l’Aspiration
Juste – Samma ditthi et Samma sankappa – sont regroupées sous le terme
Pañña – la sagesse – et constituent la première de trois sections du
Chemin Octuple.
Nous pouvons observer les raisons pour lesquelles nous sommes
insatisfaits, même lorsque nous ne manquons de rien. Nous ne sommes
pas vraiment heureux, bien que nous ayons une belle maison, une
voiture, un mariage idéal, des enfants intelligents et charmants ou
encore bien d’autres choses… et nous ne le sommes sûrement pas lorsque
nous ne les possédons pas !… Si nous en sommes dépourvus, nous pouvons
penser : « Si seulement j’avais tout ça, alors je serais heureux ! »
Mais nous ne le serions pas. La Terre n’est pas un endroit où l’on
peut trouver le bonheur parfait ; croire que ça puisse être le cas est
une illusion. Quand nous réalisons cela, nous n’attendons plus de la
planète Terre qu’elle nous offre entière satisfaction, nous
abandonnons cette exigence.
Jusqu’au moment où nous réalisons que ce monde, cette planète ne
sont pas aptes à satisfaire tous nos désirs, nous continuons à lui
demander : « Pourquoi ne contentes-tu pas toutes mes exigences ? ».
Nous sommes comme de jeunes enfants qui tètent leur mère essayant
constamment d’obtenir d’elle le maximum, exigeant qu’elle ne cesse
jamais de les nourrir, de les soigner et de les rendre heureux.
Si nous étions comblés, nous ne nous poserions pas tant de
questions. Cependant, nous avons, pour la plupart d’entre nous, le
sentiment qu’il y a quelque chose d’autre que la terre sous nos pieds
; il y a quelque chose, au-delà de nous, que nous ne pouvons pas
véritablement comprendre. Nous avons la capacité de nous interroger et
de méditer sur l’existence, de contempler ce qu’elle signifie. Si vous
souhaitez connaître le sens de votre vie, vous ne pouvez pas vous
satisfaire de la richesse, de l’aisance et de la sécurité matérielles
seules.
C’est pourquoi nous aspirons à connaître la vérité. On peut se dire
qu’il s’agit là d’une sorte de désir ou d’ambition présomptueuse : «
Qui donc est-ce que je crois être, à essayer de connaître la
signification de la vie et de l’univers ? » Mais, pourtant, cette
aspiration est là. Pourquoi la ressentirions-nous si l’entreprise
était totalement impossible ? Examinez la notion de réalité suprême.
L’idée d’une vérité absolue ou ultime est un concept grandement
raffiné ; l’idée de Dieu, d’éternité ou d’immortalité est en fait une
pensée très subtile. Nous aspirons à la connaissance de cette réalité
suprême. Ça n’est pas notre animalité, nos instincts primaires qui
nous portent dans cette direction – ceux-ci n’ont que faire de telles
aspirations. Mais il existe, en chacun d’entre nous, un potentiel
d’intelligence intuitive qui détermine cette volonté de réaliser la
vérité. Cette intuition se trouve toujours présente en nous, mais nous
sommes enclin à ne pas y prêter attention ; nous ne la comprenons pas.
Nous avons tendance à l’écarter ou à nous en méfier – en particulier
les matérialistes modernes qui la considèrent comme un fantasme sans
réalité.
Pour ma part, réaliser que je n’appartenais pas vraiment à cette
planète fut une grande source de réconfort et de joie. Je l’avais
toujours soupçonné. Je me souviens même avoir pensé, alors que je
n’étais qu’un enfant : « Je ne suis pas vraiment d’ici. » Je n’ai
jamais eu le sentiment de vraiment appartenir à ce monde – même avant
de devenir moine, je n’avais jamais eu le sentiment d’avoir ma place
dans la société. Bien des gens prendraient simplement cela pour une
quelconque névrose, mais peut-être s’agit-il de ce genre d’intuition
qu’ont parfois les enfants. Quand vous êtes innocent et pur, votre
esprit peut se montrer parfois très intuitif. L’esprit d’un enfant est
relié à certaines forces mystérieuses de manière plus intuitive que
celui de la plupart des adultes. Quand nous devenons adultes, nous
sommes conditionnés à voir le monde selon des règles biens établies et
nous finissons par avoir des idées très arrêtées sur ce qui est vrai
ou ce qui ne l’est pas. Le sentiment d’être ce que nous sommes se
développe et se solidifie sous l’influence de la société qui régit le
réel et l’irréel, le bien et le mal. En conséquence, nous interprétons
le monde par le biais de ces perceptions fixes. Une des choses que
nous trouvons charmante, fascinante chez les enfants est qu’il ne se
comportent pas encore ainsi. Ils sont toujours capables de percevoir
le monde de manière intuitive.
La méditation est un moyen de déconditionner l’esprit, une méthode
qui nous permet de lâcher nos opinions bien établies et nos idées
fixes. D’ordinaire, nous ignorons ce qui est réel tandis que ce qui ne
l’est pas reçoit toute notre attention. C’est une attitude
conditionnée par l’ignorance – avijja.
La contemplation de notre aspiration humaine nous met en relation
avec quelque chose de plus élevé que ce monde animal et que cette
planète terre seuls. Cette connexion me semble plus convaincante que
l’idée qu’il n’y a rien de plus que ça, que tout est fini une fois que
nous sommes morts et enterrés. Quand nous réfléchissons et nous
interrogeons sur la nature de cet univers dans lequel nous vivons,
nous nous rendons compte qu’il est immensément vaste, mystérieux et
incompréhensible. Toutefois, si nous nous en remettons à notre
intuition, nous sommes capables d’être réceptifs à des choses que nous
avions peut-être oubliées ou que nous n’avions jamais perçues
auparavant ; notre esprit s’ouvre quand nous lâchons ces réactions
fixes et conditionnées.
Nous pouvons avoir l’idée bien établie d’être une certaine
personnalité, d’être un homme ou une femme, d’être français ou anglais.
Ces choses peuvent nous paraître très réelles et nous sommes capables
de nous passionner à leur sujet. Nous pouvons même parfois nous
entre-tuer pour défendre des vues qui nous ont été inculquées,
auxquelles nous sommes attachés et que nous ne remettons jamais en
question. Sans Aspiration Juste et sans Compréhension Juste, sans
Sagesse, nous ne sommes jamais en mesure d’avoir une juste perspective
sur ces idées et opinions.
PAROLE JUSTE, MOYEN D’EXISTENCE JUSTE
Sila, l’aspect moral du Chemin Octuple, se compose de trois
facteurs : la Parole Juste, l’Action Juste et le Moyen d’Existence
Juste – ce qui signifie que nous sommes responsables de nos paroles et
de nos actes. Quand je suis pleinement conscient et attentif, je
m’exprime de la manière qui convient, ici et maintenant ; de la même
façon, j’agis ou travaille suivant ce qui convient, ici et maintenant.
Nous nous rendons ainsi de plus en plus clairement compte que nous
devons être attentifs à nos paroles ou à nos actes, sinon nous nous
faisons continuellement du mal. Si vous faites ou dites quelque chose
de blessant ou cruel, il y a toujours un résultat immédiat. Par le
passé, il se peut que vous ayez réussi à vous distraire après avoir
menti en vous occupant l'esprit avec quelque chose d'autre pour ne
plus y penser. Vous pouviez oublier complètement pour un moment,
jusqu’à ce que, tôt ou tard, un sentiment de culpabilité ou d’embarras
ne revienne à votre conscience. Mais, lorsque nous pratiquons sila,
les conséquences semblent être vécues immédiatement. Quand il m’arrive
d’exagérer, par exemple, quelque chose en moi me dit : « Tu ne devrais
pas abuser, soit plus modéré dans tes propos ! » J’avais pour habitude
d’amplifier, d’embellir les choses, cela fait partie de ma culture :
cela semble parfaitement normal, aux Etats-Unis. Mais lorsque vous
êtes réellement attentif, l’effet du plus petit mensonge ou du moindre
commérage se manifeste immédiatement, parce que vous êtes complètement
ouvert, vulnérable et sensible. Par conséquent, vous êtes circonspect
dans vos actes, vous réalisez l’importance d’être responsable de vos
actes physiques et verbaux.
L’impulsion d’aider quelqu’un est un dhamma habile, une réaction
saine. Si vous voyez quelqu’un s’évanouir et tomber par terre, il vous
vient immédiatement à l’esprit d’aider cette personne et vous agissez
en conséquence. Si vous le faites sans arrière pensée, sans aucun
désir de récompense, mais simplement par compassion et parce qu’il est
juste d’agir ainsi, alors il s’agit là d’un dhamma habile. Ça n’est
pas du kamma personnel, ça n’est pas là votre action. Mais, si vous
agissez par désir de gagner ses faveurs ou d’impressionner d’autres
personnes, alors – même si l’action est celle qu’il convient de faire
– vous êtes impliqué au niveau personnel et cela renforce le sentiment
de « Je suis ». Quand nous faisons le bien sur une base de pleine
attention et de sagesse plutôt que sur celle de l’ignorance, nos
actions sont des dhammas habiles dépourvus de kamma personnel.
L’ordre monastique fut établi par le Bouddha pour que des hommes et
des femmes aient le moyen de mener, au niveau moral, une vie
impeccable, complètement irréprochable. Le mode d’existence d’un
Bhikkhu est régi par un système complet de préceptes, le Patimokkha.
Lorsque vous respectez une telle discipline, même si vous n’êtes pas
très attentif à ce que vous faites ou dites, vos actions ne laissent
pas de traces profondes. Il vous est interdit d’avoir de l’argent, par
conséquent, vous ne pouvez pas aller où vous le souhaitez, à moins
d’être invité. Vous respectez le vœu de chasteté. Comme votre repas
quotidien est offert, vous ne tuez pas d’animaux. Vous ne pouvez même
pas cueillir des fleurs ou des feuilles, ni faire quoi que ce soit qui
troublerait le cours naturel des choses ; vous êtes complètement
inoffensif. En Thaïlande, nous devions même filtrer l’eau que nous
utilisions pour nous assurer qu’aucune créature vivante ne s’y
trouvaient – des larves de moustique par exemple. Prendre la vie d’un
être vivant, aussi insignifiant soit-il, est totalement interdit.
Cela fait maintenant vingt-cinq ans que je vis selon cette
Discipline, période pendant laquelle je n’ai pas commis d’action
karmique sérieuse. Quand on vit dans le respect d’un tel système de
règles de conduite, on vit de façon très inoffensive, très responsable.
La parole constitue sans doute la partie la plus délicate ; les
habitudes verbales sont les plus difficiles à briser et à abandonner,
mais elles peuvent aussi s’améliorer. Par la réflexion et la
contemplation, on commence à voir le caractère malsain de proférer des
idioties ou de commérer, de bavarder sans bonne raison.
Pour vous, laïcs, gagner votre vie de façon juste représente un
facteur qui est développé par la connaissance des intentions motivant
vos actes. Vous pouvez vous appliquer à ne pas nuire délibérément aux
autres et à choisir une activité professionnelle sans conséquence
négative pour qui que ce soit. Vous pouvez, par exemple, essayer
d’éviter la pratique d’activités encourageant la consommation de
drogues ou d’alcool, ou d’autres constituant un danger pour
l’équilibre écologique de la planète.
Donc, ces trois facteurs – Parole Juste, Action Juste et Moyen
d’Existence Juste – résultent de la Compréhension Juste ou encore
connaissance parfaite. Nous ressentons l’envie de vivre d’une façon
qui soit une bénédiction pour cette planète ou, du moins, qui soit
inoffensive.
La Compréhension Juste et l’Aspiration Juste ont une influence
incontestable sur ce que nous faisons ou disons. Ainsi, pañña, la
sagesse, mène à sila : Parole Juste, Action Juste et Moyen d’Existence
Juste. Sila se réfère à nos paroles et à nos actes ; grâce à sila,
nous contenons nos pulsions sexuelles ou agressives – nous n’utilisons
pas notre corps pour tuer ou voler. De cette façon, pañña et sila
travaillent ensemble en harmonie parfaite.
EFFORT JUSTE, ATTENTION JUSTE, CONCENTRATION
JUSTE
L’Effort Juste, l’Attention Juste et la Concentration Juste font
référence au cœur de notre être en tant que centre de l'activité
émotionnelle. Quand nous pensons au cœur, nous le situons au centre de
la poitrine. Nous avons donc pañña – la tête, sila – le corps, et
samadhi – le cœur. Vous pouvez utiliser votre corps comme une sorte de
diagramme, un symbole visuel du Chemin Octuple. Pañña, sila et samadhi
sont tous trois partie intégrante d’un tout, travaillant ensemble à la
réalisation et se supportant mutuellement comme un tripode. Aucun ne
domine les autres pas plus qu’il n’exploite ou ne rejette quoi que ce
soit.
Ils travaillent ensemble : la Sagesse, résultant de la
Compréhension Juste et de l’Intention Juste, puis la Moralité, formée
de la Parole Juste, de l’Action Juste et du Moyen d’Existence Juste,
et enfin la Concentration procédant de l’Effort Juste, de l’Attention
Juste et la Concentration Juste – c’est-à-dire un esprit équilibré,
paisible et serein sur le plan émotionnel. La sérénité décrit un état
où les émotions sont égalisées, harmonisées. Elles ne sont pas
instables. Il règne un sens de joie intense, de tranquillité ;
l’intellect, les instincts et les émotions sont en parfaite harmonie.
Ils s’entraident, se soutiennent mutuellement. Ils ne rivalisent plus
les uns avec les autres et ne nous portent plus vers les extrêmes ;
pour cette raison, nous commençons à ressentir une paix très profonde.
Ce sentiment de bien-être, d’absence de peur et d’anxiété est le fruit
de la pratique du Chemin Octuple, un sentiment d’équilibre et de
stabilité émotionnelle. L’anxiété, le stress et les conflits
émotionnels laissent place à un sentiment de bien-être intense. Il y a
clarté ; il y a paix, calme, connaissance. Cette réalisation du Chemin
0ctuple doit être développée ; ceci est bhavana. Nous utilisons le
terme de bhavana qui signifie « développement ».
ASPECTS DE LA MEDITATION
Cet équilibre émotionnel est développé par la pratique de la
concentration et de la pleine attention, les deux aspects
indissociables de la méditation bouddhiste. Par exemple, au cours
d’une retraite, vous pouvez faire l’expérience de passer une heure à
pratiquer la méditation de type samatha, dans laquelle vous concentrez
simplement votre attention sur un objet – comme, par exemple, la
sensation de la respiration. Ramenez constamment cette sensation à la
conscience et maintenez-la de façon à ce qu’elle aie une continuité de
présence dans votre esprit.
De cette manière, vous vous tournez vers ce qui se passe réellement
dans votre propre corps, au lieu d’être attiré vers l’extérieur par
des objets contactés par vos sens. Si vous n’avez aucun refuge
intérieur, vous vous aventurez constamment à l’extérieur pour vous
absorber dans des livres, de la nourriture et toutes sortes de
distractions. Mais ce mouvement incessant de l’esprit est épuisant. Au
contraire, la pratique consiste à observer la respiration, ce qui
signifie que vous devez rester centré et ne pas suivre les tendances à
chercher quelque chose en dehors de vous-même. Vous devez établir
fermement votre attention sur la respiration de votre propre corps et
concentrer votre esprit sur cette expérience. Quand la concentration
est vraiment établie, vous devenez littéralement cette sensation,
cette impression même. Quel que soit l’objet dans lequel vous vous
absorbez, vous devenez cela pour un certain temps. Quand vous êtes
vraiment concentré, vous êtes devenu cette condition très paisible.
Vous êtes devenu tranquille. C’est ce que nous appelons le processus
de devenir. La méditation de type samatha est un processus de devenir.
Mais cette tranquillité, si vous l’analysez, n’est pas vraiment
satisfaisante. Elle est imparfaite parce qu’elle dépend d’une
technique, du fait d’être attaché et absorbé dans quelque chose qui a
un début et une fin. Si vous devenez quelque chose, ce ne peut être
que temporairement, car le devenir est une chose changeante. Ça n’est
pas une condition permanente. De façon logique, si vous êtes devenu
quelque chose, le processus s’inversera : vous arrêterez d’être cela.
Ça n’est pas une réalité ultime. Peu importe le niveau de
concentration que vous pouvez atteindre, il sera toujours un phénomène
conditionné et insatisfaisant. La méditation de type samatha peut vous
mener à des états de tranquillité et de bien-être très profonds, mais
ces expériences prennent toutes fin, aussi plaisantes soient elles.
Maintenant, si vous utilisez cet état de calme pour pratiquer la
méditation vipassana – qui consiste simplement à demeurer attentif et
laisser les choses suivre leur cours naturel, en acceptant le
caractère fondamentalement imprévisible de cette expérience – le
résultat est la conscience d’un état de paix intérieure. Cette paix
est d’une autre qualité que la tranquillité résultant de samatha,
parce qu’elle est parfaite, complète. La quiétude issue de la
méditation samatha possède, quant à elle, quelque chose d’imparfait ou
d’insatisfaisant, même dans des états méditatifs très raffinés et
sereins. La réalisation de la cessation, lorsque vous cultivez cette
expérience et que vous la comprenez de mieux en mieux, vous confère la
véritable paix, l’absence d’attachement, Nibbana.
Samatha et Vipassana sont donc les deux aspects de la méditation.
Le premier développe des états de concentration de l’esprit sur des
objets raffinés, la conscience devenant ainsi elle-même raffinée. Mais
être extrêmement raffiné, avoir un intellect brillant ainsi qu’une
prédilection pour ce qu’il y a de plus beau contribue à rendre
insupportable toute chose un peu grossière, à cause de l’attachement à
ce qui est délicat. Les gens qui ont dédié leur existence à la
poursuite du raffinement sont certains de trouver la vie très
frustrante et angoissante quand ils ne peuvent plus maintenir de tels
critères.
RATIONALITE ET EMOTION
Lorsque l’on est attaché à la pensée rationnelle, aux idées et aux
concepts, on tend alors à mépriser les émotions. Vous pouvez prendre
conscience de ce penchant si, lorsque vous commencez à sentir quelque
émotion, vous réagissez en vous disant « Je n’en veux pas. Je ne vais
pas l’accepter ! » Vous n’aimez pas vous sentir ému car vous avez
tendance à préférer vous réfugier dans le domaine ordonné et rassurant
de l’intelligence et de la raison. L’esprit trouve une grande
satisfaction dans son habileté à être logique et raisonnable, dans sa
capacité à rendre les choses contrôlables par la raison. Tout semble
si clair et si net, précis comme une formule mathématique, alors que
les émotions, elles, sont plutôt chaotiques, n’est-ce pas? Elles ne
sont pas raisonnables, elles ne sont pas ordonnées et sont
difficilement contrôlables.
Par conséquent, beaucoup d’entre nous ont tendance à ressentir du
mépris, de l’aversion pour leurs émotions. Elles nous font peur.
Beaucoup d’hommes, en particulier, sont très intimidés et effrayés par
leurs émotions car on leur a inculqué l’idée, par exemple, qu’un homme
ne pleure pas. Quand j’étais enfant, comme à la plupart des garçons de
ma génération, on m’a fait comprendre que les garçons ne versent pas
de larmes. Par conséquent, j’essayais de vivre selon ces conventions
que les garçons devaient respecter. On me disait : « Tu es un garçon »
et j’essayais de me conformer à ce que mes parents me demandaient
d’être. Les idées prévalant dans notre société influencent notre
esprit ; c’est la raison pour laquelle nous trouvons certaines
émotions très embarrassantes. Ici, en Angleterre, les gens les
considèrent généralement comme très gênantes. Si vous vous montrez un
peu trop ému, ils ont tendance à penser que vous êtes italien ou de
quelque autre nationalité.
Si vous êtes très rationnel et que vous avez tout compris
intellectuellement, le résultat est que vous ne savez que faire quand
les gens expriment leurs émotions. Si quelqu’un se met à pleurer, vous
vous demandez ce que vous devez faire. Peut-être lui direz-vous : «
Allons, ressaisis-toi, tout est OK, mon vieux. Tout ira bien, il n’y a
pas de raison de pleurer ! » Si vous êtes très attaché à la raison,
vous aurez probablement tendance à utiliser la logique pour écarter
ces démonstrations de sensibilité ; mais les émotions ne répondent pas
à la logique. Souvent, elles réagissent lorsqu'elles sont confrontées
à la raison, mais elles ne lui obéissent pas. Les émotions sont, par
nature, des choses sensibles et la façon dont elles fonctionnent nous
échappe parfois complètement. Si nous n’avons pas étudié ou essayé de
comprendre cet aspect de notre existence, si nous ne nous sommes pas
vraiment épanouis et si nous n’avons pas accepté notre sensibilité,
alors les émotions nous semblent très effrayantes et dérangeantes.
Nous ne savons pas de quoi il retourne car nous avons rejeté cet
aspect de notre être.
A l’occasion de mon trentième anniversaire, je me suis rendu compte
que je manquais totalement de maturité sur le plan émotionnel. Ce fut
une date importante dans ma vie. Je réalisai que j’étais un homme
pleinement arrivé à l’état d’adulte, mûr dans le sens où je ne pouvais
plus me considérer comme un gamin, mais que, dans certaines
situations, je réagissais comme si je n’avais guère plus de six ans.
Je n’avais pas tellement grandi, effectivement mûri à ce niveau. Même
si j’étais capable de sauver les apparences et de me conduire en homme
mûr en société, il m’arrivait souvent de ne pas avoir du tout le
sentiment de l’être. J’avais de fortes tendances émotionnelles et
certaines phobies n’étaient pas résolues. Cela devenait évident que je
devais faire quelque chose à ce sujet car l’idée de vivre le reste de
ma vie dans un tel état de sous-développement émotionnel était une
perspective plutôt déprimante.
C’est pourtant à ce stade que beaucoup de gens restent bloqués. Par
exemple, la société américaine ne nous permet pas de nous développer
sur ce plan, de devenir adulte à ce niveau. Elle ne reconnaît pas du
tout ce besoin et, par conséquent, n’offre pas aux hommes de rites de
transition. C’est une civilisation qui ne prévoit pas ce type
d’introduction au monde des adultes ; en fait, on s’attend à ce que
vous soyez immature toute votre vie. Vous devez agir en personne
adulte, mais être vraiment adulte n’est pas ce qu’on vous demande. Le
résultat est que très peu de gens le sont. Les difficultés
émotionnelles ne sont pas comprises ou résolues, les tendances
infantiles sont simplement réprimées plutôt qu’amenées à maturité.
La méditation nous offre cette possibilité de mûrir sur le plan
émotionnel. Un niveau de maturité idéal serait Samma vayama, Samma
sati et Samma samadhi, c’est-à-dire l’Effort Juste, l’Attention juste
et la Concentration Juste. Ceci doit être contemplé, ça n’est pas
quelque chose que l’on trouve dans les livres. La maturité
émotionnelle parfaite comprend l’Effort Juste, l’Attention Juste et la
Concentration Juste. Elle est présente lorsque nous ne sommes pas
empêtrés dans toutes sortes de fluctuations et de vicissitudes,
lorsque nous sommes équilibrés et clairs, capables d’être réceptifs et
sensibles.
LES CHOSES TELLES QU’ELLES SONT
Avec l’Effort Juste, il peut se manifester une sorte d’acceptation
détendue de la situation, au lieu de la panique engendrée par la
pensée qu’il nous incombe de mettre tout le monde sur le droit chemin,
de tout arranger et de résoudre tous les problèmes. Nous faisons de
notre mieux, mais nous comprenons que ce n’est pas à nous de tout
régler.
A une époque, lorsque j’étais à Wat Pah Pong avec Ajahn Chah,
j’avais pu constater que beaucoup de choses allaient de travers au
monastère. Je suis donc allé voir Ajahn Chah et lui expliquai : «
Vénérable, telle et telle chose ne vont pas comme il faut ; vous devez
faire quelque chose pour résoudre ces problèmes ! ». Il me regarda et
me répondit : « Oh, tu souffres beaucoup, Sumedho, tu souffres
beaucoup. Ça changera !… ». Je songeai : « Il s’en moque ! Il a dévoué
sa vie à ce monastère et il le laisse péricliter ! ». Mais il avait
raison. Quelque temps après, la situation commença à s’améliorer et,
juste en laissant le temps faire les choses, les gens furent en mesure
de voir les erreurs qu’ils commettaient. Il est parfois nécessaire de
laisser les choses se dégrader pour que les gens puissent en faire
l'expérience. C'est ainsi qu'on peut apprendre à éviter de suivre le
même chemin.
Vous voyez ce que je veux dire ? Quelquefois, les situations que
nous vivons au cours de l’existence sont simplement « comme ça ». Il
n’y a rien que nous puissions faire, si ce n’est de leur permettre
d’être ainsi ; même si elles ne font que s’aggraver, nous acceptons
qu’elles s’aggravent, nous les laissons suivre leur cours. Mais cela
n’est pas là une attitude fataliste ou négative ; c’est une forme de
patience, c’est être disposé à supporter une situation et lui
permettre de changer naturellement plutôt que d’essayer, de façon
égocentrique et volontaire, de remettre tout en place, de tout épurer
par aversion et dégoût pour ce qui est confus et chaotique.
Le résultat d’une telle attitude, est que, si le cours des choses
nous contrarie et nous met à l’épreuve, nous ne sommes pas
continuellement vexés, blessés ou déçus par les événements, ni
déprimés ou démolis par ce que les autres disent ou font. Je connais
une personne qui a tendance à tout dramatiser. Si quelque chose va
mal, ce jour-là, elle dira : « Je suis absolument et complètement
détruite », même si elle n’a fait l’expérience que d’un problème
mineur. Cependant, son habitude est d’exagérer dans une mesure telle
qu’une chose apparemment insignifiante peut lui saper le moral pour
toute la journée. Si nous réagissons de la sorte, nous devrions nous
rendre compte qu’il y a là un grand déséquilibre et que des événements
aussi insignifiants ne devraient pas produire un tel effet.
Je me suis rendu compte que j’étais très susceptible, alors j’ai
fait vœu de me défaire de cette tendance. J’avais remarqué que je
pouvais aisément être offensé par des petits riens, des actes
insignifiants, intentionnels ou pas. Nous pouvons observer comme il
est facile de nous sentir froissés, vexés, troublés ou soucieux –
combien quelque chose en nous essaye sans cesse de se montrer gentil,
mais se sent toujours un peu offensé par ceci et un peu blessé par
cela.
A la réflexion, vous pouvez voir que le monde est ainsi ; c’est un
domaine sensible. Sa nature n'est pas de chercher à vous apaiser sans
cesse et à faire en sorte que vous vous sentiez heureux, sécurisé et
positif. La vie présente maintes occasions d'être offensé, choqué,
blessé ou anéanti. C’est la vie. Il en va ainsi. Si quelqu’un parle en
haussant le ton, cela vous affecte. Mais ensuite, l’esprit peut en
faire toute une histoire et s’en offusquer : « Oh, c’était vraiment
blessant qu’elle me dise ça ; vous savez, ce n’était pas un ton très
agréable. Je me suis senti vraiment choqué. Je n’ai jamais rien fait
qui puisse la blesser ». Notre tendance à proliférer mentalement se
manifeste ainsi, n’est-ce pas ? ! – vous avez été bouleversé, blessé
ou offensé ! Mais, par la suite, à bien examiner cela, vous réalisez
qu’il s’agit seulement de sensibilité.
Quand vous contemplez de cette manière, vous n’êtes pas en train de
tenter de ne pas ressentir les émotions. Si quelqu’un vous adresse la
parole de façon agressive, par exemple, ça ne veut pas dire que vous
ne devez rien éprouver du tout. Nous ne nous efforçons pas d’être
insensibles. Nous essayons plutôt de ne pas interpréter la situation
de façon erronée, ce qui est automatiquement le cas si nous prenons
les choses au niveau personnel. Etre équilibré au niveau émotionnel
signifie que, si l’on vous tient des propos blessants, vous êtes
capable de les recevoir. Vous possédez la force et l’équilibre
émotionnels nécessaires pour ne pas vous sentir blessés, vexés ou
déstabilisés par les événements de la vie.
Si l’on est toujours froissé, offensé par l’existence, il devient
nécessaire de s’enfuir, de se cacher ou, encore, de vivre en compagnie
de flatteurs obséquieux qui nous disent : « Vous êtes merveilleux !… -
Vraiment ?… - Oui, vous l’êtes !… - Vous le dites pour me faire
plaisir, n’est-ce pas ?… - Non, non, je le pense vraiment !… - Cette
personne, là-bas, ne pense pas, elle, que je suis quelqu’un de
merveilleux !… - Oh, c’est un idiot !… - C’est bien ce que je pense !…
». C’est comme l’histoire de l’empereur et de ses vêtements neufs,
n’est-ce pas ? Il vous faut trouver un environnement sur mesure où
tout est conçu pour vous rassurer et vous sécuriser, qui soit sans
aucune menace.
HARMONIE
Quand l’Effort Juste, l’Attention Juste et la Concentration Juste
sont présents, alors la peur est absente. Il y a absence de crainte
car il n’y a rien d’effrayant. Nous avons le courage de faire face et
de ne pas interpréter les choses de façon erronée. Nous avons la
sagesse de réfléchir intelligemment et de contempler la vie. Mener une
existence morale nous procure un sens de sécurité et de confiance
proportionnel à la force de notre engagement, de notre détermination à
faire ce qui est juste et à éviter tout geste ou propos qui soit
immoral. Ainsi, la pratique forme un tout qui constitue une voie de
développement. C’est un chemin parfait puisque tout contribue à
soutenir et à aider au développement de la voie : le corps, notre
nature émotionnelle – l’aspect sensible de notre nature, les
sentiments – et l’intelligence sont tous trois en parfaite harmonie et
se soutiennent les uns les autres.
Sans cet équilibre parfait, notre nature instinctive peut nous
entraîner dans n'importe quelle direction. Si nous n’avons pas
d’engagement moral, alors les forces instinctives peuvent prendre le
contrôle. Si, par exemple, nous suivons nos pulsions sexuelles, sans
aucune référence à un code moral, alors, nous commettons toutes sortes
d’actions qui auront pour résultat le dégoût de nous-mêmes. L’adultère,
la débauche et les maladies transmises sexuellement sont la norme,
ainsi que tout ce que notre nature instinctive peut engendrer de
perturbation et de confusion quand elle n'est pas maintenue dans les
limites de la moralité.
Nous pouvons utiliser notre intelligence à tricher ou bien mentir,
n’est-ce pas ? Mais, quand nous avons un fondement moral, nous sommes
guidés par la sagesse et par notre aptitude à rester attentifs au
moment présent ; cela conduit à l’équilibre et à la force sur le plan
émotionnel. Cependant, nous n’utilisons pas la sagesse pour supprimer
la sensibilité. Nous ne cherchons pas à dominer nos émotions par la
pensée et par la répression de notre nature émotionnelle. C’est ce que
nous avons tendance à faire en Occident : nous avons utilisé notre
pensée rationnelle comme nos idéaux pour dominer et éliminer nos
émotions et, ainsi, devenir insensibles à ce qui nous entoure, à la
vie comme à nous-mêmes.
Cependant, par la pratique de sati – l’attention soutenue – et de
la méditation vipassana, l’esprit est totalement réceptif et ouvert,
ce qui lui confère cette plénitude lui permettant de tout accueillir.
Parce qu’il est ouvert, l’esprit est aussi en mesure de s’observer, de
contempler ses propres réactions. Si vous concentrez votre attention
en un point, votre esprit perd cette capacité à contempler – il est
absorbé dans l’objet de votre concentration et conditionné par la
qualité de cet objet. La capacité de l’esprit à se contempler est
possible grâce à l’attention soutenue et entière, complète. Vous ne
cherchez ni à filtrer, ni à sélectionner. Vous prenez simplement note
que tout ce qui apparaît disparaît. Vous contemplez que, si vous êtes
attaché à quelque chose qui se forme, cela ne l’empêche pas de
s’achever. Vous observez que, même si elle semble attirante dans sa
phase de commencement, cette chose suit un processus de changement qui
la mène à la cessation. Alors, son pouvoir d’attraction diminue et
nous devons trouver quelque chose d’autre dans lequel nous absorber
Une des conséquences de notre humanité est que nous devons toucher la
terre, pour ainsi dire, accepter les limitations inhérentes à cette
forme humaine et à la vie sur cette planète. Si nous procédons ainsi,
développer la voie qui mène à la fin de la souffrance ne consiste pas
à nous extraire de notre expérience d’homme en nous réfugiant dans des
états de conscience raffinés mais, au contraire, grâce à l’attention
soutenue et réceptive, à embrasser la totalité de cette expérience – y
compris les moments les plus divins. Ainsi, le Bouddha indiquait le
chemin vers une réalisation totale plutôt qu’une échappatoire
temporaire dans la beauté et le raffinement. C’est ce que veut dire le
Bouddha lorsqu’il désigne le chemin du Nibbana.
LE CHEMIN OCTUPLE COMME MOYEN DE CONTEMPLER
Sur ce Chemin Octuple, les huit branches fonctionnent comme huit
jambes qui vous permettent d’avancer. Il ne s’agit pas d’une
progression linéaire comme « un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept
et huit » ; en réalité, chacune influence les autres. Vous ne
commencez pas par développer pañña pour pouvoir ensuite, lorsque vous
avez pañña, purifier sila, puis, une fois sila développé, avoir alors
samadhi, etc… C’est ainsi que nous avons tendance à penser, n’est-ce
pas ? Il nous faut atteindre la première étape, puis la deuxième et,
ensuite, la troisième ! En réalité, au niveau de l’expérience vécue,
le développement du Chemin Octuple consiste en une réalisation
momentanée, les éléments formant un tout. Les différents aspects
s’entraident et leur réunion forme les conditions nécessaires au
processus de développement ; ça n’est pas un processus linéaire – bien
que nous puissions être enclin à penser cela parce que nous ne pouvons
avoir qu’une pensée à la fois.
Tout ce que j’ai dit au sujet du Chemin Octuple et des Quatre
Nobles Vérités ne constitue qu’un guide pour votre propre
contemplation. Ce qui est véritablement important, c’est que vous
compreniez en quoi cela consiste en tant qu’activité, plutôt que de
vous saisir des idées ou concepts que j’ai pu décrire. Il s’agit d’un
processus d’établissement du Chemin Octuple dans votre esprit, qui
utilise l'enseignement comme moyen de contemplation afin que vous
puissiez considérer ce qu’il signifie réellement. Ne vous contentez
pas d’être sûr de savoir parce que vous avez mémorisé que Samma dithi
signifie « Compréhension Juste » ou que Samma sankappa veut dire «
Pensée Juste ». Ce ne sont là que de simples connaissances, des choses
comprises au niveau intellectuel. Quelqu’un d’autre pourrait vous
contredire par : « Je pense que Samma Sankappa veut dire… », et vous
de répliquer : « Pas du tout ! Dans le livre, c’est écrit noir sur
blanc : « Pensée Juste ». Tu te trompes complètement ! » Ça n’est pas
cela, la contemplation.
Nous pouvons traduire Samma sankappa par les mots « Pensée Juste »,
mais aussi « Attitude Juste », ou encore « Intention Juste » ; nous
pouvons ainsi chercher à comprendre quelle est l’expérience que ces
expressions décrivent. Nous avons la possibilité d’utiliser ces
indicateurs comme des outils pour contempler et interpréter
correctement plutôt que de penser que ce sont des vérités absolues que
nous devons accepter de manière conformiste, toute modification
d’interprétation constituant une hérésie. Parfois, notre esprit
fonctionne de cette manière rigide, mais nous essayons de transcender
cette façon de penser en développant un esprit plus flexible, capable
de contempler un objet sous des angles différents, à même d’observer,
de considérer et de s’interroger.
Mes propos ont pour but d’encourager chacun d’entre vous à faire
preuve de suffisamment de courage pour considérer avec sagesse la
nature des choses, au lieu d’attendre que quelqu’un vous dise si vous
êtes prêts à réaliser l’éveil. En fait, l’enseignement Bouddhiste vous
invite à être éveillé maintenant, plutôt que faire quoi que ce soit
pour devenir éveillé. L’idée que vous devez faire quelque chose pour
devenir éveillé ne peut venir que d’une compréhension incorrecte. Cela
voudrait dire que l’éveil n’est qu’une condition dépendant de quelque
chose d’autre – ça ne peut donc pas être l’éveil. Il ne s’agit que
d’une perception de l’éveil. Quoi qu’il en soit, je ne fais pas
référence à un certain genre de perception, mais à une attitude qui
consiste à être attentif à la réalité du moment présent. C’est cela
même que nous examinons : nous ne pouvons pas encore observer demain
et nous ne pouvons que nous souvenir d’hier. La pratique de
l’enseignement bouddhiste est très immédiate, regardant les choses
telles qu’elles sont, elle ne concerne que l’ici et maintenant.
Comment le faire ? D’abord, nous devons prendre conscience de nos
doutes comme de nos peurs et les contempler attentivement car, en
réalité, nous sommes si attachés à nos vues et à nos opinions qu’elles
nous conduisent à douter de ce que nous faisons. On peut développer
une confiance erronée en croyant être éveillé. Mais la certitude
d’être éveillé comme celle de ne pas l’être sont toutes deux des
illusions. Ce que je cherche à mettre en évidence, c’est qu’il s’agit
d’être libéré plutôt que d’y croire, plutôt que de créer, de fabriquer
une idée. Pour vivre cette expérience, il est nécessaire d’être ouvert,
réceptif à la façon dont les choses se manifestent.
Nous commençons avec le moment présent, avec les choses telles
qu’elles sont maintenant – la respiration de notre propre corps, par
exemple. Quel est le rapport avec la Vérité, avec l’Eveil ? Suis-je
libéré en observant ma respiration ? Plus vous essaierez d’y penser et
de comprendre intellectuellement de quoi il s’agit, plus vous serez
dans l’incertitude. Tout ce que nous pouvons faire, dans la situation
où nous nous trouvons, est d’abandonner, de mettre de côté l’ignorance.
C’est cela la pratique des Quatre Nobles Vérités et le développement
du Chemin Octuple.